Les médias soulèvent la question de l’ennui à l’école, notamment en la mettant en lien avec l’échec scolaire. Le journal Le Monde dans le compte-rendu d’un colloque organisé en 2003 par le Conseil national des programmes présentant l’ennui aussi comme cause de violence scolaire rappelle les propos du ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Luc Ferry, affirmant que lui et ses camarades se sont ennuyés « comme des rat s morts » au lycée. Pouvons-nous nous contenter de cette conception de l'ennui qui présuppose qu'elle serait liée à la passivité de l'élève face à un cours considéré comme magistral? Ce type d'opposition ne mène à rien. Il vaudrait mieux se demander ce qui conditionne le surgissement du désir de connaissances et de réflexion chez l'élève comme chez le professeur. La réponse n'est pas dans ces quelques lignes. Cependant si philosopher c'est entrer dans le désir, il convient de penser ce point de départ qui y conduit. Opposer le magistral à une attitude de recherche est un faux problème. Cela revient à opposer une démarche de synthèse à une démarche analytique. Or les deux se rejoignent. Un bilan s'impose nécessairement à l'issue d'un travail de recherche. Et ce bilan c'est au professeur de le faire. Les différences sont bien là. Le professeur dispose déjà du savoir à enseigner. L'élève doit y être amené. Mettre le savoir en scène, voilà ce que permet le numérique, entendu comme medium. Le numérique, c'est une augmentation des manières de faire, une diversité des cheminements, une singularisation des approches du savoir. C'est par cette prise en compte de la diversité des élèves et de l'inachèvement du savoir qu'on peut parler d'un changement dans la manière d'apprendre.
Après avoir réfléchi fin 2015, à la création d’un outil numérique pour les exercices philosophiques, ce qui a donné naissance au labo philo, j’ai interrogé la question des documents numériques et leur mise en oeuvre dans un travail à la fois collaboratif entre professeurs mais aussi entre professeurs et élèves .Ce qui se dégage de mes débuts de réflexion, c’est que pour sortir les professeurs et les parents de la crainte ( ou de l'engouement) infondée du numérique, sans oublier parfois les élèves, il faut s’écarter du discours moralisateur de « l’interdit » qui est généralisé à partir de certains usages, ou encore de la réputation de « gadget » qui peut découler d’une certaine fascination à l’égard des mots employés . Il se dégage un « imaginaire » autour des mots – ne serait-ce que le mot de numérique lui-même, évoquant un certain prestige des mathématiques du fait d'un langage algorithmique. Pour cela il me semble indispensable de présenter un travail numérique créatif, c’est à dire en train de se faire et innovant - donc inachevé, comme le mouvement de la réflexion - et porté par une réelle cohérence dans son inachèvement.
Je propose un travail non pas de collection de ressources (les portails Eduthèques et autres à vocation de médiathèques, par exemple, y suffisent largement) mais de faire comprendre la dimension singulière pour l’élève mais aussi pour le professeur de philosophie de la démarche numérique à partir de l’usage de ce que l'on nommera philosophèmes. Ce travail ne peut se faire qu'en relation au laboratoire de philosophie. La difficulté n’est pas de trouver les documents ( ils sont là et leur nombre est conséquent). La difficulté n’est pas non plus de faire face à un flux désordonné d’informations, les tris ayant été faits dans les diverses collections de ressources. Il s'agit maintenant de faire un usage de ces diverses bibliothèques. Le sens pédagogique de la démarche surgit ainsi dans ce deuxième tri dont l’élève doit s’approprier la réflexion et pas seulement un faire : un savoir-faire.
Ainsi le Laboratoire est-il le résultat de cette réflexion. Il est la résultante d'un refus d'utiliser les informations multiples du net comme de simples informations qu'il suffirait de reproduire. Il est aussi le refus de s'en tenir à du simple copié-collé. Il a comme ambition de permettre un travail de création, sans pour autant sombrer dans la confusion. Là aussi il s'agit d'ordonner, de séparer le bon grain de l'ivraie et par conséquent de développer un esprit critique, au sens où critiquer veut dire « séparer », c'est-à-dire exercer son jugement. Il ne s'agit pas de confondre la réflexion de l'élève, mais de la préciser. Le numérique nous renvoie à une philosophie du sujet.
L'expérience que nous faisons de ce nouveau phénomène, comme toute expérience humaine, est elle-aussi, et encore plus, phénoménotechnique (c'est-à-dire inévitablement liée à un moyen, un medium), bouleverse notre perception du temps, de l'espace, de l'identité des choses et des personnes, et nous invite in fine à des comportements et à des manières d'être complètement nouveaux, ainsi qu'à repenser le réel. Cela ne veut pas dire qu'on en appelle à une table rase de la tradition de l'enseignement philosophique mais il doit permettre d'en augmenter la diversité et surtout de travailler en commun, par la mise en place d'un travail à plusieurs.
On se sert d'analogies pour penser le numérique. Les analogies renvoient souvent au domaine des beaux arts ou des techniques-technologies. Pour expliquer le mouvement du sang, Gallien parlait d' « irrigation » sanguine, en référence au procédé d'irrigation des sols, Harvey au 16e siècle parle de circulation sanguine, en référence aux circuits fermés de la mécanique. Le corps de l'homme est semblable à une machine, écrit Descartes, ne réduisant nullement la réalité mais cherchant à la comprendre, en ramenant les fonctions du corps à un modèle mécanique. À propos du numérique, il y a un certain nombre de métaphores-analogies à l'oeuvre qui ouvrent le questionnement, au risque peut-être d'être réductrices du réel. Examinons quelques analogies :
Les technologies numériques ne sont pas simplement des outils, ces derniers se définissant par leur extériorité, mais une manière nouvelle d'habiter le monde , le système technique (expression de Bertrand Gille,) étant « le plus haut niveau de combinaison technique observable dans une société », réunit l'invention technique et les conditions économiques du moment. Dès lors la signification du travail s'en voit aussi modifiée. Pour le dire autrement, on ne peut pas faire autrement que de prendre en compte cette modification du regard.
Si on lit Simondon, ce dernier repense la distinction animal-homme. Pour l'homme et l'animal, ce sont les fonctions biologiques qui permettent de survivre. La nature de ces fonctions est certes différente, mais ce qui importe c'est ce point de convergence. La technologie appartient à une fonction biologique humaine. Dès lors ce n'est pas tant de l'idée d'une révolution technique dont il faut parler, mais d'une révolution de la perception du monde. Parler de fonction, nous libère du modèle physique... et introduit un modèle biologique, ce qui nous ramène à l'analogie du jardin définie précédemment. Dans la même perspective, il ne faut pas réduire les exercices à de simples moyens ou à des outils, mais les concevoir comme appartenant à un ensemble permettant à l'élève d'habiter le monde du cours avec sa perception, perception modifiée par la pratique numérique. Si vivre c'est vivre avec les choses, c'est là que réside la « responsabilité philosophique » au sens où cette perception doit être éduquée. De là en découle l'importance des exercices numériques, comme apprentissage et maîtrise d'un nouveau monde
L'erreur serait toutefois d'oublier notre sensibilité pour habiter le monde. Le numérique apporte de nombreux avantages mais, comme toutes technologies, il ne remplace pas totalement celles utilisées pour les mêmes usages. Comme disait Bachelard : « Une bonne bille de bois à dégrossir à la râpe suffirait à lui apprendre gaiement que le chêne ne pourrit pas, que le bois rend dynamisme pour dynamisme, bref que la santé de notre esprit est dans nos mains. » (Bachelard G. (1941), La terre et les rêveries du repos : essai sur les images de l’intimité. Paris, Corti ) ou encore dans La psychanalyse du feu : « Il ne faut qu’un soir d’hiver, que le vent autour de la maison, qu’un feu clair, pour qu’une âme douloureuse dise à la fois ses souvenirs et ses peines :
C’est à voix basse qu’on enchante Sous la cendre d’hiver Ce cœur, pareil au feu couvert, Qui se consume et chante. Toulet.
Il s’agit d’un travail de rassemblement de ressources non pas sous le mode « collection », mais sous une forme problématisante. Par exemple si nous travaillons avec les élèves sur la question de la guerre, l’intérêt est de regrouper des documents déjà publiés sur les bibliothèques éduthèques et autres afin d’amener l’élève à percevoir de lui-même que rien ne va de soi dans la confrontation des documents, et que s’ils ne disent pas la même chose c'est la raison d'être de la pensée. "Penser comme" revient à singer, comme l'exprimait Chardin dans certains de ses tableaux.
Cela pose alors la question technique du « tri » qui ne saurait être seulement mécanique. Le mécanisme est aveugle et se dispense de la question du sens. D'ailleurs un tel tri n'existe pas.
On trie pour répondre à une question : les philosophèmes sont le résultat de la recherche de documents pour traiter cette question.
Dans ce nouveau monde que nous ouvre l’inflation documentaire – désormais organisée sur des portails éducatifs, ce qui suspend le problème initial du tri de l’information distincte du document, défini comme 1er tri - du numérique scolaire, il y a place non plus pour le faux problème du copié-collé -si redouté mais paradoxalement suspendu lui aussi à un usage pédagogique nouveau des sources - mais pour l’institution de plus en plus manifeste de la singularité de l’élève, et de fait d’un cours construit à plusieurs sortant le professeur de l’acte imaginé et fantasmé de la « censure » ou du "savoir totalisant" et l’élève de l’ennui de la répétition à l'identique.
Ce serait absurde de croire que le numérique se substitue au professeur. Pour qu’un arbre donne des branches et des fruits, il faut un tronc. Vieille histoire. L’usage du numérique a besoin de fondement. Ainsi il faut que le cours ait lieu, maintenant la liberté de l’enseignant, et rendant possible la réflexion.
Exemples de thématiques : cette liste n’est pas exhaustive.
Voici donc quelques thèmes qui permettent de regrouper des documents mais aussi de construire des problématiques.
L’intérêt est de donner à l’élève des exemples pour enrichir sa réflexion et qu’il en fasse usage dans ses dissertations
Le laboratoire propose des philosophèmes. c’est-à-dire une approche fondée sur un travail de distinction :
La guerre est un terme confus. Cette confusion surgit déjà lors du premier travail autour des documents.
Documents problématiques
Si l’on cherche maintenant sur le moteur de recherche de philo-labo.fr, on voit apparaître un certain nombre de références de textes philosophiques autour de la question de la guerre.
à suivre
guerre
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