Il en résulte ainsi une propriété essentielle de la vie internationale dans la société primitive: la guerre y est première par rapport à l'alliance, c'est la guerre comme institution qui détermine l'alliance comme tactique. Car la stratégie est rigoureusement la même pour toutes les communautés: persévérer en leur être autonome, se conserver comme ce qu'elles sont, des Nous indivisés.

On a déjà constaté que par la volonté d'indépendance politique et la maîtrise exclusive de son territoire manifestées par chaque communauté, la possibilité de la guerre était immédiatement inscrite dans le fonctionnement de ces sociétés: la société primitive est le lieu de l'état de guerre permanent. On voit maintenant que la recherche de l'alliance dépend de la guerre effective: il y a une priorité sociologique de la guerre sur l'alliance. Ici se noue le véritable rapport entre l'échange et la guerre. En effet, où s'établissent les relations d'échange, quelles unités socio-politiques rassemble le principe de réciprocité? Ce sont précisément les groupes impliqués dans les réseaux d'alliance, les partenaires échangistes sont les alliés, la sphère de l'échange recouvre exactement celle de l'alliance. Cela ne signifie pas, bien entendu, que s'il n'y avait pas alliance, il n'y aurait plus échange: celui-ci, simplement, se trouverait circonscrit à l'espace de la communauté autonome au sein de laquelle il ne cesse jamais d'opérer, il serait strictement intra-communautaire.

On échange donc avec les alliés, il y a échange parce qu'il y a alliance. Il ne s'agit pas seulement d'échange de bons procédés: cycle de fêtes auxquelles, à tour de rôle, on se convie, mais d'échange de cadeaux (sans véritable signification économique, répétons-le), et surtout d'échange de femmes. Comme l'écrit Lévi-Strauss, « … l'échange des fiancés n'est que le terme d'un processus ininterrompu de dons réciproques… » (Les structures élémentaires de la parenté, PUF, 1949, p. 86). En bref, la réalité de l'alliance fonde la possibilité d'un échange complet, qui touche non seulement les biens et services mais les relations matrimoniales. Qu'est-ce que l'échange des femmes? Au niveau de la société humaine comme telle, il assure l'humanité de cette société, c'est-à-dire sa non-animalité, il signifie que la société humaine n'appartient pas à l'ordre de la nature mais à celui de la culture: la société humaine se déploie dans l'univers de la règle et non dans celui du besoin, dans le monde de l'institution et non dans celui de l'instinct. L'échange exogamique des femmes fonde la société comme telle dans la prohibition de l'inceste. Mais précisément, il s'agit ici de l'échange en tant qu'il institue la société humaine comme société non-animale, et non de l'échange tel qu'il s'institue dans le cadre d'un réseau d'alliances entre communautés différentes et qui se déploie à un autre niveau. Dans le cadre de l'alliance, l'échange des femmes revêt une évidente portée politique, l'établissement de relations matrimoniales entre groupes différents est un moyen de conclure et renforcer l'alliance politique en vue d'affronter dans les meilleures conditions les ennemis inévitables. D'alliés qui sont aussi des parents, on peut espérer plus de constance dans la solidarité guerrière, encore que les liens de parenté ne soient nullement une garantie définitive de fidélité à l'alliance. Selon Lévi-Strauss, l'échange des femmes est le terme ultime du « processus ininterrompu de dons réciproques ». En réalité, lorsque deux groupes entrent en relation, ils ne cherchent nullement à échanger des femmes: ce qu'ils veulent, c'est l'alliance politico-militaire, et le meilleur moyen d'y parvenir, c'est d'échanger des femmes. C'est bien pour cela que le champ de l'échange matrimonial peut fort bien être plus restreint que le champ de l'alliance politique, il ne peut en tout cas le déborder: l'alliance à la fois permet l'échange et l'interrompt, elle en est la limite, l'échange ne va pas au-delà de l'alliance.

Clastres

Archéologie de la violence: la guerre dans les sociétés primitives, 1977, Éditions de l'aube, 2013, p. 50-53.