Produire et agir

Ce qui est fâcheux, c’est que, quels que soient le caractère et le contenu de l’histoire à venir, qu’elle soit jouée dans la vie publique ou dans le privé, qu’elle comporte un petit nombre ou un grand nombre d’acteurs, le sens ne s’en révélera pleinement que lorsqu’elle s’achèvera. Par opposition à la fabrication dans laquelle le point de vue permettant de juger le produit fini vient de l’image, du modèle perçu d’avance par l’artisan, le point de vue qui éclaire les processus de l’action, et par conséquent tous les processus historiques, n’apparaît qu’à la fin, bien souvent lorsque tous les participants sont morts. L’action ne se révèle pleinement qu’au narrateur, à l’historien qui regarde en arrière et sans aucun doute connaît le fond du problème bien mieux que les participants. Tous les récits écrits par les acteurs eux-mêmes, bien qu’en de rares cas ils puissent exposer de façon très digne de foi des intentions, des buts, des motifs, ne sont aux mains de l’historien que d’utiles documents et n’atteignent jamais à la signification ni à la véracité du récit de l’historien. Ce que dit le narrateur est nécessairement caché à l’acteur, du moins tant qu’il est engagé dans l’action et dans les conséquences, car pour lui le sens de son acte ne réside pas dans l’histoire qui suit. Même si les histoires sont les résultats inévitables de l’action, ce n’est pas l’acteur, c’est le narrateur qui voit et qui « fait » l’histoire.

Arendt (Hannah)

*Condition de l’homme moderne*


[droits sur la ressource non vérifiés]

Puisque j'ai traité ici de la politique dans la perspective de la vérité, et par conséquent d' un point de vue extérieur au domaine politique, j'ai omis de remarquer, ne fut- ce qu' en passant, la grandeur et la dignité de ce qui se passe en elle. J'ai parlé comme si le domaine politique n'était rien de plus qu'un champs de bataille pour des intérêts partiaux et adverses, ou rien ne compteraient que le plaisir et le profit(...) dans cette perspective nous restons dans l'ignorance du contenu réel de la vie politique- de la joie et de la satisfaction qui naissent du fait d'être en compagnie de nos pareils, d'agir ensemble et d'apparaître en public, de nous insérer dans le monde par la parole et par l'action, et ainsi d'acquérir et de soutenir notre identité personnelle et de commencer quelque chose d'entièrement neuf. Cependant, ce que j'entendais montrer ici est que toute cette sphère, nonobstant sa grandeur, est limitée- qu'elle n'enveloppe pas le tout de l'existence de l'homme et du monde. Elle est limité par ces choses que les hommes ne peuvent changer à volonté, et c'est seulement en respectant ses propres lisières que ce domaine, où nous sommes libres d'agir et de transformer, peut demeurer intact, conserver son intégrité et tenir ses promesses. Conceptuellement, nous pouvons appeler la vérité ce que l'on ne peut pas changer, métaphoriquement, elle est le sol sur lequel nous nous tenons et le ciel qui s'étend au dessus de nous.

Arendt (Hannah)


Ce qui est décisif, c’est que la loi, bien qu’elle délimite un espace où les hommes ont renoncé à la violence entre eux, recèle en elle, du fait de sa formation comme par sa nature même, quelque chose de violent. Elle résulte de la fabrication et non de l’action; le législateur ressemble à l’urbaniste et à l’architecte, et non à l’homme d’Etat ou au citoyen. La loi, en produisant l’espace du politique, contient cet élément de violation et de violence caractéristique de toute production. En tant qu’artifice, elle s’oppose à ce qui s’est développé naturellement et qui pour être n’a nécessité aucune assistance, ni divine ni humaine. (...) Face à l’homme qui lui est soumis, une telle violence s’exprime dans le fait que les lois commandent, qu’elles règnent en maîtresses absolues dans la polis [1] où aucun homme n’a le droit de commander ses égaux. Les lois sont ainsi le père et le despote tout à la fois.

[1] « la polis »: la cité.

Arendt (Hannah)

Qu’est-ce que la politique ?


À l'égard des choses qui peuvent être autrement qu'elles ne sont, il y en a qui sont un résultat durable de faction, et d'autres qui en sont un résultat, pour ainsi dire, fugitif; car c'est une différence dont il faut tenir compte; mais je m'en rapporte encore sur ce point à mes Discours exotériques; en sorte que la disposition, ou l'habitude de pure théorie, guidée par la raison, ne doit pas être confondue avec la disposition, ou l'habitude d'exécution, également guidée par la raison; elles ne sont pas comprises l'une dans l'autre; car ni la théorie n'est l'exécution, ni l'exécution n'est la théorie. Mais comme l'architecture est un art, et ce qu'on peut appeler une disposition ou habitude d'exécution, accompagnée de raison; et comme il n'est aucun art qui ne soit pas une telle habitude, ni aucune habitude ou disposition de ce genre, qui ne soit un art, il faudrait en conclure qu'un art et une habitude d'exécution dirigée par la raison véritable, sont la même chose. Au reste, tout art consiste à produire, à exécuter, et à combiner les moyens de donner l'existence à quelqu'une des choses qui peuvent être et ne pas être; et dont le principe est dans celui qui fait, et non dans la chose qui est faite. Car il n'y a point d'art des choses qui ont une existence nécessaire, ni de celles dont l'existence est le résultat des forces de la nature, puisqu'elles ont en elles-mêmes le principe de leur être. Mais comme l'exécution et la théorie sont deux choses différentes, il s'ensuit nécessairement que fart se rapporte à l'exécution et non à la théorie. Enfin, le hasard et l'art semblent, sous un certain rapport, s'appliquer aux mêmes objets, comme le dit Agathon: « L'art chérit la fortune, et la fortune favorise fart. » L'art est donc, comme je viens de le dire, une certaine habitude d'exécution dirigée par la véritable raison; et le défaut d'art, au contraire, est une habitude d'exécution dirigée par un faux raisonnement, dans les choses qui peuvent être autrement qu'elles ne sont.

Aristote

*Ethique à Nicomaque*


Nous parlerons plus tard de l'art d'imiter en hexamètres et de la comédie, et nous allons parler de la tragédie en dégageant de ce qui précède la définition de son essence. II. La tragédie est l'imitation d'une action grave et complète, ayant une certaine étendue, présentée dans un langage rendu agréable et de telle sorte que chacune des parties qui la composent subsiste séparément, se développant avec des personnages qui agissent, et non au moyen d'une narration, et opérant par la pitié et la terreur la purgation des passions de la même nature.

III. J'entends par « langage rendu agréable » celui qui réunit le rythme, l'harmonie et le chant, et par les mots « que chaque partie subsiste séparément » j'entends que quelques-unes d'entre elles sont réglées seulement au moyen des mètres, et d'autres, à leur tour, par la mélodie.

IV. Mais, comme c'est en agissant que (les poètes tragiques) produisent l'imitation, il en résulterait nécessairement que l'ordonnance du spectacle offert est la première partie de la tragédie; vient ensuite la mélopée et, enfin, le langage parlé, car tels sont les éléments qui servent à produire l'imitation.

V. J'entends par « langage parlé » la composition des mètres, et par « mélopée » une chose qui possède en soi une valeur évidente pour tout le monde.

VI. Maintenant, comme l'imitation a pour objet une action et qu'une action a pour auteurs des gens qui agissent, lesquels ont nécessairement telle ou telle qualité, quant au caractère moral et quant à la pensée (car c'est ce qui nous fait dire que les actions ont tel ou tel caractère), il s'ensuit naturellement que deux causes déterminent les actions, savoir: le caractère moral et la pensée; et c'est d'après ces actions que tout le monde atteint le but proposé, ou ne l'atteint pas.

VII. Or l'imitation d'une action, c'est une fable; j'entends ici par « fable » la composition des faits, et par « caractères moraux » (ou mœurs) ceux qui nous font dire que ceux qui agissent ont telle ou telle qualité; par « pensée », tout ce qui, dans les paroles qu'on prononce, sert à faire une démonstration ou à exprimer une opinion.

VIII. Il s'ensuit donc, nécessairement, que toute tragédie se compose de six parties qui déterminent son caractère; ce sont: la fable, les mœurs, le langage, la pensée, l'appareil scénique et la mélopée.

Aristote

Poétique


L’animal aussi produit. Il se construit un nid, des habitations, comme l’abeille, le castor, la fourmi, etc. Mais il ne produit que ce dont il a immédiatement besoin pour lui ou pour son petit; il produit d’une façon unilatérale, tandis que l’homme produit d’une façon universelle; il ne produit que sous l’emprise du besoin physique immédiat, tandis que l’homme produit même lorsqu’il est libéré de tout besoin physique et ne produit vraiment que lorsqu’il en est vraiment libéré. L’animal ne produit que lui-même, tandis que l’homme reproduit la nature tout entière, le produit de l’animal fait directement partie de son corps physique, tandis que l’homme affronte librement son produit. L’animal ne façonne que selon la mesure et selon les besoins de l’espèce à laquelle il appartient, tandis que l’homme sait produire à la mesure de toute espèce et sait appliquer partout à l’objet la nature qui est la sienne. C’est pourquoi l’homme façonne aussi d’après les lois de la beauté.

Marx (Karl)

QUESTIONS : 1Ã

‚° Dégagez le sens de l’opposition présente dans ce texte. 2Ã

‚° Expliquez :

a) « il ne produit que ce dont il a immédiatement besoin » ;

b) « l’homme affronte librement son produit » ;

c) « appliquer partout à l’objet la nature qui est la sienne ». 3Ã

‚° Toute production humaine est-elle une production libre ?