Table des matières

Maryse Emel en cours de réalisation

  Les idées générales

  Thèse de Rousseau dans l' Essai sur l'origine des langues:

« Il est donc à croire que les besoins dictèrent les premiers gestes, et que les passions arrachèrent les premières voix. En suivant avec ces distinctions la trace des faits, peut-être faudrait-il raisonner sur l'origine des langues tout autrement qu'on n'a fait jusqu'ici. Le génie des langues orientales, les plus anciennes qui nous soient connues, dément absolument la marche didactique qu'on imagine dans leur composition. Ces langues n'ont rien de méthodique et de raisonné ; elles sont vives et figurées. On nous fait du langage des premiers hommes des langues de géomètres, et nous voyons que ce furent des langues de poètes.

Cela dut être. On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît insoutenable. L'effet naturel des premiers besoins fut d'écarter les hommes et non de les rapprocher. Il le fallait ainsi pour que l'espèce vînt à s'étendre, et que la terre se peuplât promptement ; sans quoi le genre humain se fût entassé dans un coin du monde, et tout le reste fût demeuré désert.

De cela seul il suit avec évidence que l'origine des langues n'est point due aux premiers besoins des hommes ; il serait absurde que de la cause qui les écarte vînt le moyen qui les unit. D'où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, des passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n'est ni la faim, ni la soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les pre­mières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s'en nourrir sans parler ; on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes. Voilà les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passion­nées avant d'être simples et méthodiques. »

  Les idées générales

"D'ailleurs, les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et l'entendemcnt ne les saisit que par des propositions. C'est une des raisons pour quoi les animaux ne sauraient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d'une noix à l'autre, pense-t-on qu'il ait l'idée générale de cette sorte de fruit, et qu'il compare son archétype à ces deux individus ? Non sans doute ; mais la vue de l'une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu'il a reçues de l'autre, et ses yeux, modifiés d'une certaine manière, annoncent à son goût la modification qu'il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l'imagination s'en mêle, l'idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous tracer l'image d'un arbre en général, jamais vous n'en viendrez à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s'il dépendait de vous de n'y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle nous en donne la véritable idée : sitôt que vous en figurez un dans votre esprit, c'est un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d'en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré.

"Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc parler pour avoir des idées générales car sitôt que l'imagination s'arrête, l'esprit ne marche plus qu'à l'aide du discours. Si donc les premiers inventeurs n'ont pu donner des noms qu'aux idées qu'ils avaient déjà, il s'ensuit que les premiers substantifs n'ont pu jamais être que des noms propres.

Dans ce texte Rousseau présente l'origine du langage conceptuel, "les idées générales", ou encore langage produit par la raison. Pour construire son argumentation il prend appui sur trois exemples (qui permettent d'aiguiser le jugement selon Kant). Il y a une progression dans ces trois exemples qu'il convirendra de prendre en compte. Les idées générales sont produites par et à travers les mots. C'est pourquoi les animaux et en l'occurence les singes, en sont incapables (tout à la fois proches et éloignés des hommes puisqu'ils n'acquièrent pas la perfectibilité propre exclusivement à l'homme - perfectibilité n'étant pas à confondre avec perfection car elle s'associera à une dégradation morale de l'humanité). Les animaux sont pris dans la sensibilité et l'immédiateté même s'ils sont cependant capables de quelques associations, liées à une mémoire des sens. Mais cette mémoire n'est nullement celle de la raison même si cette dernière s'y enracinera chez l'homme pour peu à peu s'en émanciper, er ceci du fait de la perfectibilité humaine. Les quelques notions sensibles produites par les singes dans cet exemple de Rousseau se rattachent en outre à la nécessité du besoin (manger) et nullement à un désir de penser ou jouer. Ainsi les animaux -au même titre que l'homme naturel sont-ils pris dans la sensibilité, et le particulier, même s'ils sont capables de quelques déductions, ces dernières ne renvoyant d'ailleurs qu'à une mémoire sensitive ( l'objet vu déclenche la sensation du goût: on est dans le domaine mécanique du réflexe). Le mot au début renvoie à un objet, une chose...non par un travail de classification par genre de la mémoire, mais du fait d'un usage qui renvoie à la nécessité de satisfaire un besoin, celui de manger, besoin qui renvoie à la notion de survie. Les mots semblent ainsi tirer leur origine des besoins. Il s'agit des mots articulés et non des premières voix de la nature que Rousseau qualifiera de poétique, issues des passions, les besoins écartant les hommes au lieu de les rapprocher. Le langage articulé nous a rapprochés et sortis de la nature.

La progression de la raison va peu à peu nous éloigner de la sensibilité et de l'immédiateté du premier langage, utilitaire, qui désigne pour agir (voir ce que dit Bergson sur les mots-étiquettes). La raison classe (voir à ce propos les travaux contemporains de Buffon sur les sciences naturelles). Plus la raison prend de l'ampleur plus les mots ne renvoient qu'à eux-mêmes dans une sorte d'appauvrissement de la sensation, disparition d'un rapport direct à la chose, au point que les mots se créent leur propre monde, celui des idées générales, ou abstraites. Ainsi glisse-t-on de l"expérience particulière de cet arbre, à l'idée d'arbre qui ne conserve de cet arbre que les déterminations propres à tous les arbres. La rationalisation permet la science...et perd la poésie.

  Bachelard dit à ce propos:

"La poésie est une métaphysique instantanée. En un court poème, elle doit donner une vision de l'univers et le secret d'une âme, un être et des objets, tout à la fois. Si elle suit simplement le temps de la vie, elle est moins que la vie ; elle ne peut être plus que la vie qu'en immobilisant la vie, qu'en vivant sur place la dialectique des joies et des peines. Elle est alors le principe d'une simultanéité essentielle où l'être le plus dispersé, le plus désuni, conquiert son unité. Tandis que toutes les autres expériences métaphysiques sont préparées en d'interminables avant-propos, la poésie refuse les préambules, les principes, les méthodes, les preuves. Elle refuse le doute. Tout au plus a-t-elle besoin d'un prélude de silence."

[Gaston Bachelard, "Instant poétique et instant métaphysique ", in Le Droit de rêver, Paris : PUF, 1970, p. 224] ).

C'est pourquoi le dernier exemple de Rousseau sera celui du triangle, objet géométrique, ne renvoyant qu'à lui-même, puisqu'il n'existe pas de triangle dans la nature. Cependant la raison va produire la nécessité de recourir au soutien de l'imagination, à la production d'images, à ce "supplément" dont parle Derrida...Il y a paradoxalement une certaine impuissance de la raison à toucher les choses mêmes.

Les noms propres furent ainsi les premiers mots dans la mesure où ils renvoient au particulier...mais cela nous apprend aussi par l'usage du terme "propre", que l'idée de propriété est inscrite dans le langage même, et qu'on ne peut y échapper...comme on n'échappe pas à l'amour-PROPRE, dégradation de l'amour de soi. Cela permet de comprendre pourquoi Rousseau ne rejettera pas l'idée de propriété, car inscrite en l'homme social.

  Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède" Contrat Social, I,8