Table des matières
Maryse Emel

  • Utiliser des ressources sur Eduthèque pour construire des exercices

 1. Jardin(s) et paysage(s) : mesure et démesure

 1.1. Mesure du jardin

Vaux-Le- Vicomte
Le Château de Vaux-le-vicomte

  • Israël Silvestre (1621-1691), graveur.
  • BnF?, département des Estampes et de la Photographie, VA-420-FT 4

© Bibliothèque nationale de France

Lire le texte de J.Darriulat sur Vaux-le-vicomte et répondre aux questions


Jardin Renaissance Hans Vredeman De Vries, (1527-1604?).

BnF?, Estampes et Photographie, HD-213-FOL, R 016170 © BnF?

  • Les contemporains de Shakespeare ont, semble-t-il, pris plaisir à façonner une esthétique du détour. Le motif polymorphe et polysémique du dédale s'est développé au sein des emblèmes avant de séduire les jardiniers puis les poètes, les musiciens, ou les dramaturges. Le théâtre de l'époque met en scène les détours amoureux dans des parcours labyrinthiques à l'image du Songe d'une nuit d'été.
  • Questions :
  • Expliquer pourquoi le château signifie l'irruption du moi?
  • Etablir le rapport avec la découverte du sujet, du "moi" par Descartes.
  • Retrouver les canons du beau. Où est le rapport aux mathématiques?
  • En quoi l'artiste et l'artisan se rejoignent-ils?
  • Quelles sont les propriétés du jardin? Expliquer :
  • La mesure classique est cet équilibre qui s’établit du fait que l’homme se mesure à l’homme et s’érige ainsi seul en mesure de toutes choses, l’équilibre de la beauté naissant de cet accord réciproque. Ainsi se fixent l’étiquette et le canon de la politesse, selon la grâce réciproque, le ballet symétrique du geste de l’offrande et de celui de la réception, de l’hommage et de l’admiration, de l’humble dévouement et de la reconnaissance royale. C’est cette mesure toute civile de la politesse, qui est l’esthétique de la politique, qui règle heureusement la démesure des prétentions du moi tout comme la servilité du courtisan qui veut plaire à tout prix.

Souvenir d'une après-midi à Vaux-le-Vicomte (aoà»t 2001)

Mis en ligne: aoà»t 2008

LE JARDIN A LA FRANCAISE

On a assez opposé la géométrie rigoureuse du jardin à la française, qui taille la nature selon la découpe de l’idée, à la libre fantaisie du jardin à l’anglaise, qui semble l’abandonner dans une feinte anarchie. En vérité, le jardin à la française invente une nature domestiquée par l’homme, une nature dont l’homme peut se dire en effet « comme maître et possesseur  », une nature qui renonce aux lois propres de l’exubérance végétale et se plie docilement, du moins le semble-t-il du point de vue de celui qui domine la perspective, aux exigences du concept. Une telle nature, celle tout artificielle que mettent en scène les jardins de Le Nôtre (et celui de Vaux-le-Vicomte me paraît un chef-d’œuvre de ce style), est une nature courtisane, qui se soumet à la volonté toute rationnelle de son maître, qui est l’entendement humain dont la figure géométrique exprime adéquatement la toute-puissance, une nature qui fait la révérence et dégage l’espace sous le regard du souverain qui s’avance en ses domaines. C’est là ce qu’on appelle une « perspective », et les jardins à la française ne sont qu’une perspective savamment calculée, l’allée se perdant par bassins et canaux jusque vers l’horizon, où s’élève dans le lointain une statue, image de la puissance du maître des lieux, une statue ou quelque monument qu’on aperçoit très exactement dans l’axe de la fenêtre centrale du grand salon, pièce elle-même centrale du château. C’est trop peu dire, cependant, qu’une telle nature est une nature simplement taillée selon la définition du pur concept, elle est politique plus encore que géométrique, et sa découpe euclidienne exprime moins la toute puissance de l’esprit qui soumet la nature à ses lois que le cérémonial d’une somptueuse politesse, celle-là même qui régule les rapports sociaux à la cour et ordonne le jeu des révérences symétriques auxquelles se livrent gravement la salutation et le menuet. Le jardin à la française convertit la nature aux règles de sa politesse, et l’allée qui s’ouvre largement sous les pas du prince semble s'élargir pour libérer le passage, comme dans ces contes où la Belle perdue dans la forêt profonde voit s’incliner devant elle les grands chênes qui, en lui tirant leur révérence, lui ouvrent la voie qui conduit au château de la Bête. Dans ce ballet auquel se livre le jardin à seule fin de libérer tous les axes de la vision, toutes les échappées perspectives, en hommage à l’esprit qui procède en ces lieux, le château occupe naturellement le point de vue du centre: c’est depuis sa terrasse, ou depuis la fenêtre du grand salon central, que se dégage la plus parfaite perspective sur les jardins, comme au théâtre, la loge royale, au centre du premier balcon, est le point de vue idéal depuis lequel se découvre la scène. Le château occupe donc la place du moi, qui se fait le centre de tout, et devrait ainsi se rendre odieux. Au centre de la perspective s’élève la tour où se pavane le point de vue qui veut tout voir, qui veut être vu de tous, le point de vue du m’as-tu vu, le moi souverain qui rapporte tout à lui, et rien aux autres. C’est bien la raison pour laquelle le parc n’apparaît dans toute sa beauté qu’à la condition d’être à peu près désert. Le jardin à la française suppose que ne puisse y pénétrer qu’une élite choisie et restreinte; l’invasion de la foule détruit le charme, le roi pour lequel se déploie ce paysage apprivoisé ne saurait souffrir la concurrence d’un grand nombre d’autres rois, le jardin est pour lui seul, pour le moi qui s’imagine être l’unique centre de ce spectacle. Le jardin à l’anglaise est moins élitiste, car ses nombreux recoins, retraites et cachettes permettent d’y loger un grand nombre de curieux, amoureux ou simples promeneurs, et chaque folie aux détours des chemins a ses amateurs, qui ignorent les autres. Mais la visibilité maximale, le panoptisme perspectif du jardin à la française, qui se substitue à la perspective variée des surprises et des rencontres (à la façon du roman qui multiplie les épisodes), interdit cette multiplicité: il faut que le promeneur puisse s’imaginer que c’est pour lui seul que le jardin dispose les allées où le conduisent ses pas. Cette affinité entre le jardin à la française et la solitude du promeneur est susceptible d’une autre interprétation, romantique, celle-lÃ: le parc s’étend comme un rêve d’autrefois, les statues sont les anciens seigneurs du lieu pétrifiés par l’ennui, et les rares passants sont de silencieux fantômes qui glissent mystérieusement le long des allées. Versailles en automne excelle à convoquer ces spectres. Une foule trop nombreuse, donc trop bruyante, détruirait l'envoà»tement. Mais c’est là une interprétation nostalgique, qui considère le parc comme le témoin d’un temps révolu. Pour les hommes de l’âge classique, la nécessaire solitude du promeneur est plutôt un effet de l’amour-propre: la perspective est un pouvoir et le pouvoir ne se partage pas, le moi faisant le roi ne saurait admettre de rival, à la façon de Louis XIV à Vaux qui ne sut admettre que le parc ne soit pas centré sur son unique gloire, mais sur cet incommode Fouquet qui se rend haïssable en se faisant le centre de tout.

Le château classique devrait donc être logiquement un monument de la vanité, un étalage de richesse et d’ostentation qui magnifierait lourdement la gloire du maître. Or, ce qui frappe au contraire (ici encore, Vaux-le-Vicomte est un merveilleux modèle), c’est la mesure et la grâce de l’édifice, sa parfaite proportion, et non la démesure d’un amour-propre outrancier. Le château classique, symbole de la toute-puissance, pourtant si parfaitement imaginaire, du moi, hait également le bouffon et l’enflé, qu’il abandonne dédaigneusement au baroque, ou plutôt à ce qu’on appelle en ce temps le goà»t gothique, et sait se contenir en une parfaite proportion faite de discrétion exquise et de grâce. Cela est particulièrement sensible à Vaux-le-Vicomte, où le château occupe une place très modeste en comparaison du parc et des dépendances, ces magnifiques et immenses écuries. D’où vient donc cette limitation des prétentions d’un moi qui ambitionne pourtant pour lui-même la toute puissance-divine, et la royauté de droit divin? Sans doute de ce que le souverain est ici l’obligé de son obligé, et que devant l’extrême politesse et élégance de ce parc qui s’efface avec tant de grâce devant les pas de son seigneur et maître, il serait malséant de faire l’ingrat et de ne pas témoigner quelque reconnaissance. Le château se trouve donc en quelque sorte l’obligé du parc et des jardins qui se disposent pourtant en vue de son seul plaisir, et le jeu de la politesse, cet amour-propre bien réglé selon le mot du chevalier de Méré, limite les deux partenaires, le moi qui fait le maître et le sujet qui lui fait honneur, dans la mesure parfaite de la grâce et de la reconnaissance. La mesure classique est cet équilibre qui s’établit du fait que l’homme se mesure à l’homme et s’érige ainsi seul en mesure de toutes choses, l’équilibre de la beauté naissant de cet accord réciproque. Ainsi se fixent l’étiquette et le canon de la politesse, selon la grâce réciproque, le ballet symétrique du geste de l’offrande et de celui de la réception, de l’hommage et de l’admiration, de l’humble dévouement et de la reconnaissance royale. C’est cette mesure toute civile de la politesse, qui est l’esthétique de la politique, qui règle heureusement la démesure des prétentions du moi tout comme la servilité du courtisan qui veut plaire à tout prix. Au fond, le paradoxe de l’art classique, c’est qu’avec des conditions contraignantes — l’artiste ne peut subsister qu’en se vendant à un mécène, s’obligeant ainsi à le glorifier à tout propos — l’art classique soit parvenu à enfanter des chefs-d’œuvre inégalés. Il fallait, pour qu’une aliénation aussi despotique de l’inspiration et du génie puisse être transfigurée en beauté, que le lien même de la dépendance soit lui-même sublimé dans la grâce de l’offrande et de la réception, du don et de la reconnaissance.

http://www.jdarriulat.net/Essais/Jardin.html

 1.2. Démesure du paysage


Sous la vague au large de Kanagawa Titre japonais : Kanagawa oki namiura

Katsushika Hokusai (1760-1849)

 1.3. La démesure est ce qui échappe à l'homme

 2. Le jardin de Julie

Rousseau à Ermenonville
Rousseau à Ermenonville, devant l'étang du Désert

Constant Bourgeois (1767-1841), dessinateur ; Antoine Patrice Guyot (1777-1845), graveur, 1808. BnF?, Estampes et photographie, UB-10-FOL © Bibliothèque nationale de France

  • En 1761, Rousseau publie, Julie ou La Nouvelle Héloïse : Julie et l'époux qui lui a été imposé sont installés sur les bords du lac Léman, à Clarens. Après six ans de voyage, Saint-Preux, qui aimait Julie depuis l’enfance, lui rend visite et découvre le jardin créé par la femme qu'il n’a jamais cesser d’aimer. L’auteur imagine ici ce qui deviendra la définition des jardins paysagers du XVIIIe? siècle : une nature libre, des arbres qui favorisent des jeux d’ombre et de lumière, des allées tortueuses et irrégulières, du gazon mêlé de thym, de marjolaine et la présence permanente de l’eau.

Le marquis René-Louis de Girardin a lu le roman de Rousseau et décide de créer ce type de jardin à Ermenonville, un "jardin en désordre", un anti-Versailles, un jardin planté comme on peint un tableau.

  • Le terrain du domaine de Girardin présentait un inconvénient, son sol marécageux, mais aussi des avantages : le relief légèrement accidenté se prêtait à la création d'un paysage varié, et un cours d'eau pour alimenter lacs et étangs traversait déjà les lieux. L'assèchement des marais et le gros œuvre prirent une dizaine d'années. Girardin confia la direction des travaux au jardinier Jean-Marie Morel.
  • Girardin souhaite que Rousseau vienne à Ermenonville visiter le domaine. Il l'invite sous le prétexte de lui demander de copier de la musique pour les soirées musicales au château. Le philosophe, qui a longtemps pratiqué cette activité, accepte. Il découvre les jardins qu'il les avait imaginés et est particulièrement séduit par le Désert.
  • Arrivé à Ermenonville le 20 mai 1778, il y passe six semaines avec bonheur, mais le 2 juillet en rentrant de sa promenade matinale, il est pris d’un malaise et meurt en quelques minutes dans sa chambre en présence de sa femme Thérèse. Il sera enterré le 4 juillet dans l’île des Peupliers, avant d'être transféré au Panthéon en juillet 1794.
  • Un texte de Rousseau est gravé à l'entrée de sa cabane dans le Désert : "C'est sur la cime des montagnes solitaires que l'homme sensible se plaît à contempler la nature. C'est là que tête à tête avec elle, il en reçoit des inspirations toutes puissantes qui élèvent l'âme au-dessus de la région des erreurs et des préjugés."

Quatrième partie: Lettre X – Saint-Preux à Milord Edouard

La simplicité rustique

Que de plaisirs trop tard connus je goà»te depuis trois semaines! La douce chose de couler ses jours dans le sein d’une tranquille amitié, à l’abri de l’orage des passions impétueuses! Milord, que c’est un spectacle agréable et touchant que celui d’une maison simple et bien réglée où règnent l’ordre, la paix, l’innocence; où l’on voit réuni sans appareil, sans éclat, tout ce qui répond à la véritable destination de l’homme! La campagne, la retraite, le repos, la saison, la vaste plaine d’eau qui s’offre à mes yeux, le sauvage aspect des montagnes, tout me rappelle ici ma délicieuse île de Tinian. Je crois voir accomplir les voeux ardents que j’y formai tant de fois. J’y mène une vie de mon goà»t, j’y trouve une société selon mon coeur…Je veux vous en donner idée par le détail d’une économie domestique qui annonce la félicité des maîtres de la maison, et la fait partager à ceux qui l’habitent. J’espère, sur le projet qui vous occupe, que mes réflexions pourront un jour avoir leur usage, et cet espoir sert encore à les exciter…

Depuis que les maîtres de cette maison y ont fixé leur demeure, ils en ont mis à leur usage tout ce qui ne servait qu’à l’ornement; ce n’est plus une maison faite pour être vue, mais pour être habitée. A des meubles anciens et riches, ils en ont substitué de simples et de commodes. Tout y est agréable et riant, tout y respire l’abondance et la propreté, rien n’y sent la richesse et le luxe. Il n’y a pas une chambre où l’on ne se reconnaisse à la campagne, et où l’on ne retrouve les commodités de la ville. Les mêmes changements se font remarquer au dehors. La basse-cour a été agrandie aux dépens des remises. A la place d’un vieux billard délabré l’on a fait un beau pressoir, et une laiterie où logeaient des paons criards dont on s’est défait… Partout on a substitué l’utile à l’agréable, et l’agréable y a presque toujours gagné.

Quant à moi, du moins,je trouve que le bruit de la basse-cour, le chant des coqs, le mugissement du bétail, l’attelage des chariots, les repas des champs, le retour des ouvriers, et tout l’appareil de l’économie rustique, donnent à cette maison un air plus champêtre, plus vivant, plus animé, plus gai, je ne sais quoi qui sent la joie et le bien-être, qu’elle n’avait pas dans sa morne dignité.

Quatrième partie: Lettre X – Saint-Preux à Milord Edouard

L’organisation domestique et la morale paternaliste

Les terres ne sont pas affermées, mais cultivées par leurs soins; et cette culture fait une grande partie de leurs occupations, de leurs biens et de leurs plaisirs…Ayant beaucoup de terres et les cultivant toutes avec beaucoup de soin, il leur faut, outre les domestiques de la basse-cour, un grand nombre d’ouvriers à la journée: ce qui procure le plaisir de faire subsister beaucoup de gens sans s’incommoder. Dans le choix de ces journaliers, ils préfèrent toujours ceux du pays, et les voisins aux étrangers et aux inconnus. Si l’on perd quelque chose à ne pas prendre toujours les plus robustes, on le regagne bien par l’affection que cette préférence inspire à ceux qu’on choisit, par l’avantage de les avoir sans cesse autour de soi, et de pouvoir compter sur eux dans tous les temps, quoiqu’on ne les paye qu’une partie de l’année.

Avec tous ces ouvriers, on fait toujours deux prix. L’un est le prix de rigueur et de droit, le prix courant du pays, qu’on s’oblige à leur payer pour les avoir employés. L’autre, un peu plus fort, est un prix de bénéficence, qu’on ne leur paye qu’autant qu’on est content d’eux; et il arrive presque toujours que ce qu’ils font pour qu’on le soit vaut mieux que le surplus qu’on leur donne. Car M. de Wolmar est intègre et sévère, et ne laisse jamais dégénérer en coutume et en abus les institutions de faveur et de grâces. Ces ouvriers ont des surveillants qui les animent et les observent. Ces surveillants sont les gens de la basse-cour, qui travaillent eux-mêmes, et sont intéressés au travail des autres par un petit denier qu’on leur accorde, outre leurs gages, sur tout ce qu’on recueille par leurs soins. Tous ces moyens d’émulation qui paraissent dispendieux, employés avec prudence et justice, rendent insensiblement tout le monde laborieux, diligent, et rapportent enfin plus qu’ils ne coà»tent…

Cependant un moyen plus efficace encore, le seul auquel des vues économiques ne font point songer, et qui est plus propre à Mme de Wolmar, c’est de gagner l’affection de ces bonnes gens en leur accordant la sienne. Ouvriers, domestiques, tous ceux qui l’ont servie, ne fà»t-ce que pour un seul jour, deviennent tous ses enfants; elle prend part à leurs plaisirs, à leurs chagrins, à leur sort; elle s’informe de leurs affaires: leurs intérêts sont les siens… Eux, de leur côté, quittent tout à son moindre signe; ils volent quand elle parle; son seul regard anime leur zèle; en sa présence ils sont contents; en son absence ils parlent d’elle et s’animent à la servir. Ses charmes et ses discours font beaucoup; sa douceur, ses vertus, font davantage. Ah! Milord, l’adorable et puissant empire que celui de la beauté bienfaisante!

Ici c’est une affaire importante que le choix des domestiques. La première chose qu’on leur demande est d’être honnêtes gens; la seconde, d’aimer leur maître; la troisième, de le servir à son gré; mais pour peu qu’un maître soit raisonnable et un domestique intelligent, la troisième suit toujours les deux autres. On ne les tire donc point de la ville, mais de la campagne. On les prend dans quelque famille nombreuse et surchargée d’enfants dont les père et mère viennent les offrir eux-mêmes. On les choisit jeunes, bien faits, de bonne santé, et d’une physionomie agréable. M. de Wolmar les interroge, les examine, puis les présente à sa femme. S’ils agréent à tous deux, ils sont reçus, d’abord à l’épreuve, ensuite au nombre des gens, c’est-à -dire des enfants de la maison, et l’on passe quelques jours à leur apprendre avec beaucoup de patience et de soin ce qu’ils ont à faire.

Dans la république on retient les citoyens par des moeurs, des principes, de la vertu; mais comment contenir des domestiques, des mercenaires, autrement que par la contrainte et la gêne? Tout l’art du maître est de cacher cette gêne sous le voile du plaisir ou de l’intérêt, en sorte qu’ils pensent vouloir tout ce qu’on les oblige de faire.

Cinquième partie: Lettre VII

La fête des vendanges ou le sentiment de l’égalité

Depuis un mois les chaleurs de l’automne apprêtaient d’heureuses vendanges; les premières gelées en ont amené l’ouverture; le pampre grillé, laissant la grappe à découvert, étale aux yeux les dons du père Lyée, et semble inviter les mortels à s’en emparer. Toutes les vignes chargées de ce fruit bienfaisant que le ciel offre aux infortunés pour leur faire oublier leur misère; le bruit des tonneaux, des cuves, les lègrefass qu’on relie de toutes parts, le chant des vendangeuses dont ces coteaux retentissent; la marche continuelle de ceux qui portent la vendange au pressoir; le rauque son des instruments rustiques qui les anime au travail; l’aimable et touchant tableau d’une allégresse générale qui semble en ce moment étendu sur la face de la terre; enfin le voile de brouillard que le soleil élève au matin, comme une toile de théâtre pour découvrir à l’oeil un si charmant spectacle: tout conspire à lui donner un air de fête; et cette fête n’en devient que plus belle à la réflexion, quand on songe qu’elle est la seule où les hommes aient su joindre l’agréable à l’utile.

Vous ne sauriez concevoir avec quel zèle, avec quelle gaieté tout cela se fait. On chante, on rit toute la journée, et le travail n’en va que mieux. Tout vit dans la plus grande familiarité; tout le monde est égal, et personne ne s’oublie. Les dames sont sans airs, les paysannes sont décentes, les hommes badins et non grossiers. C’est à qui trouvera les meilleures chansons, à qui fera les meilleurs contes, à qui dira les meilleurs traits. L’union même engendre les fôlatres querelles; et l’on ne s’agace mutuellement que pour montrer combien on est sà»r les uns des autres. On ne revient point ensuite faire chez soi les messieurs; on passe aux vignes toute la journée: Julie y a fait une loge où l’on va se chauffer quand on a froid, et dans laquelle on se réfugie en cas de pluie. On dîne avec les paysans et à leur heure, aussi bien qu’on travaille avec eux. On mange avec appétit leur soupe un peu grossière, mais bonne, saine, et chargée d’excellents légumes. On ne ricane point orgueilleusement de leur air gauche et de leurs compliments rustauds; pour les mettre à leur aise, on s’y prête sans affectation. Ces complaisances ne leur échappent pas, ils y sont sensibles; et voyant qu’on veut bien sortir pour eux de sa place, ils s’en tiennent d’autant plus volontiers dans la leur…

Le soir, on revient gaiement tous ensemble. On nourrit et loge les ouvriers tout le temps de la vendange; et même le dimanche, après le prêche du soir, on se rassemble avec eux et l’on danse jusqu’au souper… Ces saturnales sont bien plus agréables et plus sages que celles des Romains. Le renversement qu’ils affectaient était trop vain pour instruire le maître ni l’esclave; mais la douce égalité qui règne ici rétablit l’ordre de la nature, forme une instruction pour les uns, une consolation pour les autres, et un lien d’amitié pour tous.

Le lieu d’assemblée est une salle à l’antique avec une grande cheminée où l’on fait bon feu…Le souper est servi sur deux longues tables. Le luxe et l’appareil des festins n’y sont pas, mais l’abondance et la joie y sont. Tout le monde se met à table, maîtres, journaliers, domestiques; chacun se lève indifféremment pour servir, sans exclusion, sans préférence, et le service se fait toujours avec grâce et avec plaisir. On boit à discrétion; la liberté n’a point d’autres bornes que l’honnêteté. La présence de maîtres si respectés contient tout le monde, et n’empêche pas qu’on ne soit à son aise et gai. Que s’il arrive à quelqu’un de s’oublier, on ne trouble point la fête par des réprimandes; mais il est congédié sans rémission dès le lendemain…

Après le souper on veille encore une heure ou deux en teillant du chanvre; chacun dit sa chanson tour à tour…Quand l’heure de la retraite approche, Mme de Wolmar dit: A l’instant chacun prend son paquet de chenevottes, signe honorable de son travail; on les porte en triomphe au milieu de la cour, on les rassemble en tas, on en fait un trophée; on y met le feu; mais n’a pas cet honneur qui veut; Julie l’adjuge en présentant le flambeau à celui ou celle qui a fait ce soir-là le plus d’ouvrage; fà»t-ce elle-même, elle se l’attribue sans façon. L’auguste cérémonie est accompagnée d’acclamations et de battements de mains. Les chenevottes font un feu clair et brillant qui s’élève jusqu’aux nues, un vrai feu de joie, autour duquel on saute, on rit. Ensuite on offre à boire à toute l’assemblée: chacun boit à la santé du vainqueur, et va se coucher content d’une journée passée dans le travail, la gaieté, l’innocence, et qu’on ne serait pas fâché de recommencer le lendemain, le surlendemain, et toute la vie.

Quatrième partie: Lettre XI

Le paradis artificiel de l’Elysée.

Il y avait plusieurs jours que j’entendais parler de cet Elysée dont on me faisait une espèce de mystère… En entrant dans ce prétendu verger, je fus frappé d’une agréable sensation de fraîcheur que d’obscurs ombrages, une verdure animée et vive, des fleurs éparses de tous côtés, un gazouillement d’eau courante, et le chant de mille oiseaux, portèrent à mon imagination du moins autant qu’à mes sens; mais en même temps je crus voir le lieu le plus sauvage, le plus solitaire de la nature, et il me semblait d’être le premier mortel qui jamais eà»t pénétré dans ce désert. Surpris, saisi, transporté d’un spectacle si peu prévu, je restai un moment immobile, et m’écriai dans un enthousiasme involontaire:  » O Tinian! ô Juan Fernandez! Julie, le bout du monde est à votre porte!  »

[…]

Le gazon verdoyant, mais court et serré, était mêlé de serpolet, de baume, de thym, de marjolaine, et d’autres herbes odorantes. On y voyait briller mille fleurs des champs, parmi lesquelles l’oeil en démêlait avec surprise quelques-unes de jardin, qui semblaient croître naturellement avec les autres. Je rencontrais de temps en temps des touffes obscures, impénétrables aux rayons du soleil, comme dans la plus épaisse forêt; ces touffes étaient formées des arbres du bois le plus flexible, dont on avait fait recourber les branches, pendre en terre, et prendre racine, par un art semblable à ce que font naturellement les mangles en Amérique. Dans les lieux plus découverts je voyais çà et lÃ, sans ordre et sans symétrie, des broussailles de roses, de framboisiers, de groseilles, des fourrés de lilas, de noisetier, de sureau, de seringa, de genêt, de trifolium, qui paraient la terre en lui donnant l’air d’être en friche. Je suivais des allées tortueuses et irrégulières bordées de ces bocages fleuris, et couvertes de mille guirlandes de vigne de Judée, de vigne vierge, de houblon, de liseron, de couleuvrée, de clématite, et d’autres plantes de cette espèce, parmi lesquelles le chèvrefeuille et le jasmin daignaient se confondre. Ces guirlandes semblaient jetées négligemment d’un arbre à l’autre, comme j’en avais remarqué quelquefois dans les forêts, et formaient sur nous des espèces de draperies qui nous garantissaient du soleil, tandis que nous avions sous nos pieds un marcher doux, commode et sec, sur une mousse fine, sans sable, sans herbe, et sans rejetons raboteux.

[…]

Il y a pourtant ici, continuai-je, une chose que je ne puis comprendre; c’est qu’un lieu si différent de ce qu’il était ne peut être devenu ce qu’il est qu’avec de tout est verdoyant, frais, vigoureux, et la main du jardinier ne se montre point; rien ne dément l’idée d’une île déserte qui m’est venue en entrant, et je n’aperçois aucun pas d’hommes.

– Ah! dit M. de Wolmar, c’est qu’on a pris grand soin de les effacer.

Rousseau

Nouvelle Héloïse

 3. Du jardin au paysage

 3.1. Ressources

 3.2. Expliquer ces tableaux et dégager un problème philosophique :

  • L'Angélus de François Millet

Angelus de Millet
Musée d'Orsay, distr. R.M.N. / Patrice Schmidtzoom L'Angélus Jean-François Millet (1814-1875) dimension : H. 55,5 cm ; L. 65 cm huile sur toile 1857-1859 lieu de conservation : Paris, musée d'Orsay

Originaire des environs de Cherbourg, Jean-François Millet reste aujourd'hui très connu pour ses tableaux avec de grandes figures de paysans. Mais il a commencé sa carrière en abordant tous les genres picturaux, le portrait notamment, dont il s'est fait une spécialité pendant quelques années.

Avec Le Vanneur, présenté au Salonges de 1848, il rencontre son premier grand succès dans le « genre paysan ». Dès l'année suivante, Millet s'installe à Barbizon et se consacre aux paysages et aux sujets ruraux. Cependant le peintre ne s'en tient pas à une "copie" du monde paysan. L'Angélus se présente comme une méditation sur l'existence. Les deux personnages se tiennent immobiles, semblables en cela aux natures mortes de Chardin.

L' Angélus lui est commandé vers 1857 par Thomas Gold Appleton, fils d'un riche marchand américain, écrivain et grand amateur d'art. Celui-ci n'en prend pas livraison et le tableau passe dans différentes collections. À la fin des années 1880, alors qu'il est devenu le tableau le plus cher du monde, il est acquis par Alfred Chauchard qui le lègue à l'État en 1909, avec sa collection de peintures.

  • DU QUOTIDIEN À L’UNIVERSEL

Au premier plan du tableau, deux paysans, un homme et une femme, sont représentés dans un champ au moment de la prière de l'angélus. En entendant sonner les cloches, ils ont interrompu le travail : la fourche est plantée dans la terre, le panier posé à même le sol. Ils se recueillent, la tête inclinée, l’homme découvert, la femme les mains jointes.
À l’horizon, le clocher de l'église se découpe sur un ciel coloré de jaunes et de roses. C'est le soir. La journée s’achève : les sacs dans la brouette sont remplis de pommes de terre. Tout en décrivant une scène de la vie quotidienne, Millet évite l’anecdote. En cela, le contre-jour joue un rôle essentiel, car il laisse les visages dans la pénombre et souligne l’attitude et les gestes, leur donnant une dimension universelle. Aucun autre élément ne vient distraire l’attention ; seuls importent la prière et le recueillement. Millet cherche à associer très étroitement le spectateur à la représentation. Il disait : « En regardant cette peinture, j’aimerais que le spectateur entende sonner les cloches. »
Mais il y a plus si on approfondit la question du mouvement et du temps. L'homme, chassé du paradis (traduction du jardin des délices) est dans la terre, à l'horizon infini.

Réflexion sur la finitude ---> Temps des hommes
Temps suspendu de la religion --> Eternité de Dieu
  • UNE COMPOSITION qui joue sur les oppositions

Millet construit sa composition sur des lignes élémentaires, horizontales et verticales, et sur des rapports de proportion harmonieux, qui définissent ensemble une structure simple et équilibrée. La ligne d'horizon partage le paysage en un tiers de ciel et deux-tiers de terre. Les paysans forment deux verticales qui scandent le tableau.
Le champ est situé dans une plaine qui s’étend à perte de vue. La différence d’échelle entre les paysans au premier plan et l'église à l'horizon donne l’idée de la distance qui les sépare et suggère l’ampleur du paysage. Millet oppose les couleurs claires et lumineuses du ciel et celles terreuses et plus foncées des champs. Dans une palette assez restreinte, les bleus, les jaunes mélangés et les rose-rouge des vêtements sont comme un écho assourdi des couleurs du ciel.

  • Mettre en perspective avec ce texte de Pascal

Que l'homme étant revenu à soi considère ce qu'il est au prix de ce qui est, qu'il se regarde comme égaré, et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes, les maisons et soi-même, son juste prix. Qu'est-ce qu'un homme, dans l'infini? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates, qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes, que divisant encore ces dernières choses il épuise ses forces en ces conceptions et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là -dedans un abîme nouveau. je lui veux peindre non seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature dans l'enceinte de ce raccourci d'atome, qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre des animaux, et enfin des cirons dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu'il se perdra dans ces merveilles aussi étonnantes dans leur petitesse, que les autres par leur étendue, car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde ou plutôt un tout à l'égard du néant où l'on ne peut arriver. Qui se considérera de la sorte s'effraiera de soi-même et se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles et je crois que sa curiosité se changeant en admiration il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.

Pascal

Pensées

  • Où sommes-nous? Le jardin intérieur

installation
Louise Bourgeois Trust / ADAGP © Centre Pompidou, MNAM-CCI, distr. RMN-Grand Palais / Philippe Migeatzoom Precious Liquids

Voici une installation, un lieu où on peut pénétrer : est-ce une partie de maison, un abri, un nouveau nid ? Interrogeant ses peurs et ses traumas d’enfance, Louise Bourgeois a sur de nombreuses années développé un art personnel qui, peu à peu, en s’amplifiant, va intégrer les grandes remises en cause plastiques et sociales de son temps.

  • Louise Bourgeois se présente :

« Je m’appelle Louise Joséphine Bourgeois. Je suis née le 25 décembre 1911 à Paris. Tout mon travail des cinquante dernières années, tous mes sujets, trouvent leur source dans mon enfance. Mon enfance n’a jamais perdu sa magie, elle n’a jamais perdu son mystère, ni son drame. »

L’univers artistique de Louise Bourgeois est un exorcisme, le temps y joue un rôle précieux. Française d’origine, elle se souvient de la ville de son enfance, Choisy-le-Roi, et de l’atelier de tapisserie qu’y tenaient ses parents. Dès l’âge de onze ans, elle y participe en dessinant les parties manquantes des pièces qu’ils restaurent. C’est un monde de fils, de pelotes et d’aiguilles. Au-delà, dans la maison familiale se joue un drame : face à la mère, la gouvernante anglaise des trois enfants est aussi la maîtresse du père. La petite Louise est blessée. Un sentiment de trahison l’accapare et la marque.

Diplômée du baccalauréat, la jeune fille s’inscrit d’abord à la Sorbonne puis aux Beaux-Arts. Déçue par l’enseignement académique, elle se tourne alors vers les ateliers de la Grande-Chaumière. L’un de ses professeurs, Fernand Léger, l’oriente vers la sculpture. En 1938, elle s’installe à New York, ville qui devient son lieu de résidence et de création et dont son mari – un historien d’art américain qu’elle a rencontré au Louvre – dirigera le musée des arts primitifs [ image 1 ].

  • Louise Bourgeois explique l’œuvre :

Precious Liquids [ image principale ] est une œuvre de 1992. Elle fait partie des « Cellules » créées par l’artiste dans les années 90. Chaque « cellule » a trait à une peur. C’est tout un itinéraire suivi durant de nombreuses années sur le thème fondateur de la maison qui a amené Louise Bourgeois à cette construction. Ici, une chambre a été aménagée dans un ancien réservoir d’eau d’immeuble new-yorkais. Le cylindre de bois renferme maintenant un lit en fer forgé qui supporte des ballons de verre [ détail c ]. À l’entrée, une phrase gravée comme une sentence : « Art is a guaranty of sanity », « L’art est une garantie de santé mentale » [ détail b ]. Suspendu face au lit, un manteau d’homme recouvre la robe d’une fillette [ détail d ] et un coussin qui porte ces mots brodés « Merci-mercy ». C’est donc un lieu où féminin et masculin se rencontrent, où se confrontent bois et fer, cercle et carré, horizontal et vertical. C’est un lieu où les émotions de l’enfance, comme au sein d’une psychanalyse, se rejouent et se dénouent.

  • Conçue comme une pièce de théâtre, l’installation est élaborée autour d’un scénario. Voici celui mis en scène par Louise Bourgeois, expliqué par l’artiste elle même : « Precious Liquids se rapporte à une fille qui grandit et trouve la passion au lieu de la terreur. Elle cesse d’être effrayée et connaît la passion. Le verre devient métaphore pour les muscles du corps ; représentation des émotions, du mécanisme de l’instabilité. Quand les muscles se relâchent et que la tension redescend un liquide est sécrété. Les émotions internes deviennent physiquement liquides, déclenchent la sécrétion d’une substance précieuse. Ainsi quand vous vous autorisez à pleurer les larmes indiquent la fin de la souffrance ou quand la transpiration vous vient dans le dos à cause de l’appréhension dans laquelle vous êtes cela indique le contrôle et la résolution de la peur. La sécrétion de liquide peut être intensément agréable. » Ainsi, l’œuvre interroge l’enfance, la femme et la sexualité.
  • Louise Bourgeois, figure majeure de l’art contemporain

« Il faut abandonner son passé tous les jours, ou bien l’accepter, et si on n’y arrive pas, on devient sculpteur. » Parce qu’elle interroge sans cesse ce passé, le fait revivre dès les premières créations en personnages de bois évoquant ceux qui lui manquent, reconstruisant la maison, le nid dans de multiples œuvres, réinterprétant sa mère fileuse et protectrice sous la forme d’une gigantesque araignée, Louise Bourgeois atteint le spectateur dans ce qu’il a de plus intime, son propre passé. Tous les matériaux sont utilisés : bois, fer, verre, tissu, caoutchouc... Sa longévité, son ardeur au travail, lui permettent au fil des décennies d’organiser et d’amplifier ses recherches à la fois émotionnelles et plastiques ; son humour lui apporte connivence avec le public et reconnaissance. Elle traite de la douleur et du plaisir, de la peur, de la sexualité, de la mort. Parce que le point de départ de son œuvre est son enfance et qu’elle nous en parle, elle se trouve totalement engagée. Elle est devenue celle qui montre et révèle les parts inconscientes. Par son œuvre, elle confronte l’autre à lui-même. Le travail de Louise Bourgeois va donner des références esthétiques à la psychanalyse et au féminisme, et s’inscrit dans l’histoire du XXe? siècle, où il tient une place majeure.

Véronique Duprat-Roumier Permalien : http://www.panoramadelart.com/louise-bourgeois

  • Mettre en perspective avec ce texte de Bergson

Mais comment le passé, qui, par hypothèse, a cessé d’être, pourrait-il par lui-même se conserver? N’y a-t-il pas là une contradiction véritable? - Nous répondons que la question est précisément de savoir si le passé a cessé d’exister, ou s’il a simplement cessé d’être utile. Vous définissez arbitrairement le présent ce qui est, alors que le présent est simplement ce qui se fait. Rien n’est moins que le moment présent, si vous entendez par là cette limite indivisible qui sépare le passé de l’avenir. Lorsque nous pensons ce présent comme devant être, il n’est pas encore; et quand nous le pensons comme existant, il est déjà passé. Que si, au contraire, vous considérez le présent concret et réellement vécu par la conscience, on peut dire que ce présent consiste en grande partie dans le passé immédiat. Dans la fraction de seconde que dure la plus courte perception possible de lumière, des trillions de vibrations ont pris place, dont la première est séparée de la dernière par un intervalle énormément divisé. Votre perception, si instantanée soit-elle, consiste donc en une incalculable multitude d’éléments remémorés, et, à vrai dire, toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons, pratiquement, que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir. BERGSON, Matière et mémoire

Bergson (Henri)

et celui de Hume

Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps je n’ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n’existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant. Si quelqu’un pense, après une réflexion sérieuse et impartiale, qu’il a, de lui-même, une connaissance différente, il me faut l’avouer, je ne peux raisonner plus longtemps avec lui. Tout ce que je peux lui accorder, c’est qu’il peut être dans le vrai aussi bien que moi et que nous différons essentiellement sur ce point. Peut-être peut-il percevoir quelque chose de simple et de continu qu’il appelle lui: et pourtant je suis sà»r qu’il n’y a pas en moi de pareil principe. Mais, si je laisse de côté quelques métaphysiciens de ce genre, je peux m’aventurer à affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent les unes aux autres avec une rapidité inconcevable et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuels. Nos yeux ne peuvent tourner dans leurs orbites sans varier nos perceptions. Notre pensée est encore plus variable que notre vue; tous nos autres sens et toutes nos autres facultés contribuent à ce changement: il n’y a pas un seul pouvoir de l’âme qui reste invariablement identique peut-être un seul moment. L’esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur apparition; elles passent, repassent, glissent sans arrêt et se mêlent en une infinie variété de conditions et de situations. Il n’y a proprement en lui ni simplicité à un moment, ni identité dans les différents moments, quelque tendance naturelle que nous puissions avoir à imaginer cette simplicité et cette identité. La comparaison du théâtre ne doit pas nous égarer. Ce sont les seules perceptions successives qui constituent l’esprit; nous n’avons pas la connaissance la plus lointaine du lieu où se représentent ces scènes ou des matériaux dont il serait constitué.

Hume

Traité de la nature humaine livre I quatrième partie section VI