Presque tous les hommes sont portés par le sentiment de leur propre faiblesse, et par l’admiration, en laquelle ils se trouvent ravis des effets de la nature, à croire qu’il y a un Dieu, auteur invisible de toutes les choses que nous voyons et lequel aussi ils craignent, reconnaissant bien qu’ils n’ont pas en eux-mêmes assez de quoi se défendre des dangers qui les environnent. Mais au reste l’usage imparfait de leur raison, et la violence de leurs affections empêchent qu’ils ne le servent comme il faut: d’autant que la crainte que l’on a des choses invisibles, si elle n’est conduite par le bon sens, dégénère en superstition. De sorte qu’il était presque impossible aux hommes, dénués de l’assistance de Dieu, d’éviter ces deux écueils, l’athéisme et la superstition; dont l’une vient d’une espèce de terreur panique qui se glisse dans l’âme sans écouter la raison et l’autre naît d’une certaine bonne opinion qu’on a de son raisonnement auquel un petit mélange de crainte ne donne point de retenue. C’est ce qui a été cause que la plupart des hommes sont aisément tombés dans l’idolâtrie, et que presque toutes les nations de la terre ont révéré la divinité sous des images et des représentations des choses finies, adorant des spectres et des fantômes, auxquels peut-être on a donné le titre de démons, à raison de la crainte qu’ils jetaient dans l’âme. Mais il a plu à la divine bonté, comme les Saintes Écritures nous l’enseignent, de choisir parmi le genre humain le fidèle Abraham, par lequel les autres hommes fussent instruits du service qu’ils devaient lui rendre. Dieu donc s’est révélé à ce père des croyants d’une façon extraordinaire, et a traité avec lui et avec la postérité cette si célèbre alliance qu’on a nommée le Vieil Testament, ou l’ancienne Alliance. C’est là le fondement de la vraie religion; ce saint homme en a été le chef et le premier qui a enseigné après le déluge, qu’il y avait un Dieu créateur de l’univers. C’est en lui aussi qu’a commencé le règne de Dieu par les alliances. Sur quoi voyez l’historien des juifs Joseph au premier livre de ses Antiquités judaïques chap. vil. Il. Il est vrai qu’au commencement du monde, Dieu régna sur Adam et sur Ève non seulement par le droit de la nature, mais aussi en vertu de quelque alliance; de sorte qu’il semble que Dieu n’a pas voulu qu’on lui rendît aucune autre obéissance que celle que la lumière de la raison naturelle prescrit, qu’ensuite de quelque pacte, c’est-à-dire à cause du commun consentement des hom­mes. Mais d’autant que cette alliance fut tout incontinent rompue, et qu’elle ne fut point renouvelée depuis, il ne faut pas commencer dès ce temps-là le règne de Dieu dont il s’agit en ce chapitre. Cependant il y a ceci à remarquer en passant, sur le sujet de la défense qui fut faite de ne point manger du fruit de l’arbre de science du bien et du mal (soit que l’on doive entendre par là une prohibition de s’entremettre de juger de ce qui est bien et de ce qui est mal, ou que l’usage de quelque fruit du jardin d’Eden fût interdit en effet), que Dieu a exigé une obéissance aveugle à ses comman­dements, sans qu’il fût permis de disputer à l’encontre et de mettre en question si ce qui était commandé était bon ou mauvais. Car le fruit de l’arbre n’a rien de mauvais en soi, hors de la défense qui seule peut rendre un péché, c’est-à-dire, moralement mauvaise, la liberté que l’homme prit d’en manger.

Hobbes

Du citoyen, chap XVI