Les esprits bouillants, les imaginations ardentes ne s’accommodent pas de l’indolence des sceptiques. Ils aiment mieux hasarder un choix que de n’en faire aucun; se tromper que de vivre incertains: soit qu’ils se méfient de leurs bras, soit qu’ils craignent la profondeur des eaux, on les voit toujours suspendus à des branches dont ils sentent toute la faiblesse et auxquelles ils aiment mieux demeurer accrochés que de s’abandonner au torrent. Ils assurent tout, bien qu’ils n’aient rien soigneusement examiné: ils ne doutent de rien, parce qu’ils n’en ont ni la patience ni le courage. Sujets à des lueurs qui les décident, si par hasard ils rencontrent la vérité, ce n’est point à tâtons, c’est brusquement, et comme par révélation. J’ai vu des individus de cette espèce inquiète qui ne concevaient pas comment on pouvait allier la tranquillité d’esprit avec l’indécision. « Le moyen de vivre heureux sans savoir qui l’on est, d’où l’on vient, où l’on va, pourquoi l’on est venu! » Je me pique d’ignorer tout cela, sans en être plus malheureux, répondait froidement le sceptique: ce n’est point ma faute si j’ai trouvé ma raison muette quand je l’ai questionnée sur mon état. Toute ma vie j’ignorerai, sans chagrin, ce qu’il m’est impossible de savoir. Pourquoi regretterai-je des connaissances que je n’ai pu me procurer, et qui, sans doute, ne sont pas fort nécessaires, puisque j’en suis privé? J’aimerais autant, a dit un des premiers génies de notre siècle, m’affliger sérieusement de n’avoir pas quatre yeux, quatre pieds et deux ailes.

Diderot

Pensées philosophiques