Il est assez évident que l’idée du Moi se forme corrélativement à l’idée des autres; que l’opposition la modifie tout autant que l’imitation; que le langage, le nom propre, les jugements, les sentences, tout le bruit propre à la famille, y ont une puissance décisive; qu’enfin c’est des autres que nous tenons la première connaissance de nous-mêmes. Quelle application de tous pour me rappeler à moi-même, pour m’incorporer mes actes et mes paroles, pour me raconter mes propres souvenirs! La chronologie est toujours élaborée, discutée, contrôlée en commun; j’apprends ma propre histoire; tout ce qui est rêverie ou rêve est d’abord énergiquement nié par le bavardage quotidien; ainsi mes premiers pas dans la connaissance de moi-même sont les plus assurés de tous. Aussi cette idée de moi individu, lié à d’autres, distinct des autres, connu par eux et jugé par eux comme je les connais et les juge, tient fortement tout mon être; la conscience intime y trouve sa forme et son modèle; ce n’est point une fiction de roman; je suis toujours pour moi un être fait de l’opinion autour de moi; cela ne m’est pas étranger; c’est en moi; l’existence sociale me tient par l’intérieur; et, si l’on ne veut pas manquer une idée importante, il faut définir l’honneur comme le sentiment intérieur des sanctions extérieures.
Alain
Étude, Les aventures du coeur, 1945