Le mythe de Prométhée ou le châtiment de Zeus


Nicolas Sébastien Adam [Public domain], via Wikimedia Commons

Pourquoi parler de "châtiment" plutôt que de punition à propos de Prométhée ?

 Pour répondre à cette question lire cet extrait qui clôt le Gorgias de Platon:

LXXIX. — Écoute donc, comme on dit, une belle histoire, que tu prendras, je m’en doute, pour une fable, mais que je tiens pour une histoire vraie ; car je te garan­tis vrai ce que je vais dire. Comme le dit Homère 51, Zeus, Poséidon et Pluton, ayant reçu l’empire de leur père, le partagèrent entre eux. Or au temps de Cronos, il y avait à l’égard des hommes une loi, qui a toujours subsisté et qui subsiste encore parmi les dieux, que celui qui a mené une vie juste et sainte aille après sa mort dans les îles des Bienheureux 52 pour y séjourner à l’abri de tout mal dans une félicité parfaite, et qu’au contraire celui qui a vécu dans l’injustice et l’impiété aille dans la prison de l’expiation et de la peine, qu’on appelle le Tartare 53. Or, au temps de Cronos et au début du règne de Zeus, 523b-524c les juges étaient vivants et jugeaient des vivants, le jour même où ceux‑ci devaient mourir. Aussi les jugements étaient mal rendus. Alors Pluton et les surveillants des îles Fortunées allaient rapporter à Zeus qu’il leur venait dans les deux endroits des hommes qui ne méritaient pas d’y séjourner. « Je vais mettre un terme à ces erreurs, répondit Zeus. Ce qui fait que les jugements sont mal rendus, c’est qu’on juge les hommes tout vêtus ; car on les juge de leur vivant. Aussi, poursuivit‑il, beaucoup d’hommes qui ont des âmes dépravées sont revêtus de beaux corps, de noblesse et de richesse, et, à l’heure du jugement, il leur vient une foule de témoins pour attester qu’ils ont vécu selon la justice. Les juges sont éblouis par tout cela. En outre, ils jugent tout habillés eux aussi, ayant devant leur âme, comme un voile, des yeux, des oreilles et tout leur corps. Cet appareil qui les couvre, eux et ceux qu’ils ont à juger, leur offusque la vue. La première chose à faire, ajouta‑t‑il, c’est d’ôter aux hommes la connais­sance de l’heure où ils doivent mourir, car ils la connaissent à l’avance. Aussi Prométhée a déjà été averti de mettre un terme à cet abus 54. Ensuite il faut qu’on les juge dépouillés de tout cet appareil. Il faut aussi que le juge soit nu et mort, pour examiner avec son âme seule l’âme de chacun, aussitôt après sa mort, et que celui qu’il juge ne soit assisté d’aucun parent et qu’il laisse toute cette pompe sur la terre afin que le jugement soit équitable. J’avais reconnu ce désordre avant vous ; en conséquence j’ai établi comme juges trois de mes fils, deux d’Asie, Minos et Rhadamanthe, et un d’Europe, Eaque. Lorsqu’ils seront morts, ils rendront leurs jugements dans la prairie 55, au carrefour d’où partent les deux routes qui mènent, l’une aux îles des Bien­heureux, l’autre au Tartare. Rhadamanthe, jugera les hommes de l’Asie, Eaque ceux de l’Europe 56. Pour Minos, je lui réserve le privilège de prononcer en der­nier ressort, si les deux autres sont embarrassés, afin que le jugement qui décide du voyage des hommes soit aussi juste que possible. »

LXXX. — Voilà, Calliclès, ce que j’ai entendu raconter et que je tiens pour vrai, et de ces récits je tire la conclu­sion suivante. La mort, à ce qu’il me semble, n’est pas autre chose que la séparation de deux choses, l’âme et le corps. Quand elles sont séparées l’une de l’autre, chacune d’elles n’en reste pas moins dans l’état où elle était du vivant de l’homme. Le corps garde sa nature propre avec les marques visibles des traitements et des accidents qu’il a subis. Si par exemple un homme était de haute taille de son vivant, soit par nature, soit grâce à son régime, soit pour les deux causes à la fois, son corps est également de grande taille, après sa mort ; s’il était 524c-525c gros, son cadavre est gros et ainsi de suite ; s’il affectait de porter des cheveux longs, son corps garde sa chevelure ; si c’était un homme à étrivières et, si, pendant sa vie, il portait sur son corps les traces cicatrisées des coups de fouet ou d’autres blessures, on peut les voir sur son cadavre ; s’il avait des membres brisés ou contrefaits, tan­dis qu’il était en vie, ces défauts sont encore visibles sur son cadavre. En un mot, les traits de son organisation physique pendant la vie restent tous ou presque tous visibles après la mort durant un certain temps. Il me paraît, Calliclès, qu’il en est de même à l’égard de l’âme et que, lorsqu’elle est dépouillée de son corps, on aperçoit en elle tous les traits de son caractère et les modifications qu’elle a subies par suite des divers métiers que l’homme a pratiqués. Lors donc que les morts sont arrivés devant le juge, par exemple ceux d’Asie devant Rhadamanthe, celui-ci les fait approcher de lui et il examine chaque âme, sans savoir à qui elle appartient. Souvent mettant la main sur le Grand Roi ou sur tout autre souverain ou potentat, il constate qu’il n’y a rien de sain dans son âme, qu’elle est toute tailladée et balafrée par les parjures et l’injustice dont chacun des actes de l’homme y a marqué l’empreinte, que tout y est tordu par le mensonge et la vantardise et que rien n’y est droit, parce qu’elle a été nourrie loin de la vérité, et qu’enfin la licence, la mollesse, l’insolence et l’incontinence de sa conduite l’ont remplie de désordre et de laideur. A cette vue, Rhadamanthe la renvoie ignomi­nieusement tout droit à la prison pour y subir les châti­ments qui lui conviennent.

LXXXI. — Or ce qui convient à tout être qu’on châtie, quand on le châtie justement, c’est de devenir meilleur et de tirer profit de la punition, ou de servir d’exemple aux autres, afin qu’en le voyant souffrir ce qu’il souffre, ils prennent peur et s’améliorent. Mais ceux qui tirent profit de l’expiation que leur imposent, soit les dieux, soit les hommes, sont ceux qui n’ont commis que des fautes remédiables. Toutefois ce profit ne s’acquiert que par des douleurs et des souffrances et sur cette terre et dans l’Hadès, car c’est le seul moyen de se débarrasser de l’in­justice. Quant à ceux qui ont commis les derniers forfaits et sont par suite devenus incurables, ce sont eux qui servent d’exemples. Eux‑mêmes ne tirent plus aucun profit de leurs souffrances, puisqu’ils sont incurables ; mais d’autres pro­fitent à les voir éternellement souffrir, à cause de leurs fautes, les plus grands, les plus douloureux, les plus effroyables supplices, et, suspendus comme de vrais épouvantails, là‑bas, dans la prison de l’Hadès, servir de spectacle et d’avertissement à chaque nouveau coupable qui arrive en ces lieux. 525d-526d Archélaos sera du nombre, je puis te l’assurer, si Polos a dit vrai, ainsi que tout autre tyran pareil à lui. Je crois en effet que la plupart de ceux qui servent d’exemples sont des tyrans, des rois, des potentats et des hommes poli­tiques, car ce sont ceux‑là qui, grâce à leur pouvoir arbi­traire, commettent les crimes les plus graves et les plus impies. Homère lui-même en témoigne ; car ce sont des rois et des potentats qu’il a représentés comme éternelle­ment punis dans l’Hadès, Tantale, Sisyphe, Tityos 57. Quant à Thersite et aux autres méchants qui étaient de simples particuliers, personne ne les a représentés comme incurables et soumis comme tels aux grands châtiments ; c’est que, sans doute, le pouvoir leur manquait ; aussi étaient‑ils plus heureux que ceux qui l’avaient. C’est en fait, Calliclès, parmi les puissants que se trouvent les hommes qui deviennent extrêmement méchants. Rien n’empêche pourtant qu’il ne se rencontre parmi eux des hommes vertueux qu’on ne saurait trop admirer ; car il est difficile, Calliclès, et souverainement méritoire, quand on a pleine liberté de mal faire, de rester juste toute sa vie. Mais on rencontre peu de caractères de cette trempe. Il y a eu néanmoins dans cette ville et ail­leurs, et il y aura sans doute encore d’honnêtes gens pour pratiquer la vertu qui consiste à administrer avec justice les affaires qu’on leur confie. On en a même vu un qui est devenu très célèbre par toute la Grèce, Aristide, fils de Lysimaque. Mais la plupart des potentats, excellent Calliclès, deviennent des scélérats.

LXXXII. — Pour en revenir à ce que je disais, lorsque ce Rhadamanthe reçoit un de ces scélérats, il ignore tout de lui, qui il est et de quelle famille, sauf que c’est un méchant. Quand il s’en est assuré, il le relègue au Tartare, après avoir signalé par une marque s’il le juge guérissable ou incurable. Arrivé là, le coupable subit la peine qui convient à son état. D’autres fois, en voyant une âme qui a vécu saintement et dans la vérité, âme d’un simple citoyen ou de tout autre, mais particulièrement, je te l’affirme, Calliclès, d’un philosophe qui ne s’est occupé durant sa vie que de ses propres affaires, sans s’ingérer dans celles des autres, il s’abandonne à l’admiration et l’envoie dans les îles des Bienheureux. Eaque s’occupe du même office. Tous les deux jugent en tenant une baguette à la main. Quant à Minos, qui surveille ces jugements, il est assis et seul il a un sceptre d’or, comme l’Ulysse d’Homère rapporte qu’il l’a vu tenant un sceptre d’or et rendant la justice aux morts 58. Pour ma part, Calliclès, j’ajoute foi à ces récits, et je m’étudie à rendre mon âme aussi saine que possible pour la présenter au juge. Je n’ai cure des honneurs chers à la 526d-527d plupart des hommes, je ne cherche que la vérité et je veux tâcher d’être réellement aussi parfait que possible de mon vivant et à ma mort, quand mon heure sera venue. J’exhorte aussi tous les autres hommes, autant que je le puis, et je t’exhorte toi-même, Calliclès, contrairement à tes conseils, à suivre ce genre de vie et à t’exercer à ce combat qui vaut, je te l’assure, tous les combats de ce bas monde, et je te blâme de l’incapacité où tu seras de te défendre toi-même, quand viendra pour toi le moment de ce procès et de ce jugement dont je parlais tout à l’heure. Quand tu arriveras devant ton juge, le fils d’Egine, et que, mettant la main sur toi, il te mènera devant son tribunal, tu resteras bouche bée et la tête te tournera là‑bas tout comme à moi ici, et peut‑être seras‑tu frappé ignominieusement sur la joue et en butte à tous les outrages. Peut‑être considères‑tu mon récit comme un conte de vieille femme, pour lequel tu n’éprouves que du dédain. Il ne serait d’ailleurs pas surprenant que nous le dédai­gnions, si par nos recherches dans un sens ou dans l’autre nous pouvions trouver quelque chose de meilleur et de plus vrai. Mais tu vois qu’à vous trois, qui êtes les plus savants des Grecs d’aujourd’hui, toi, Polos et Gorgias, vous êtes hors d’état de prouver qu’on doive mener une autre vie que celle‑ci, qui apparaît comme utile même dans l’autre monde. Au contraire, parmi tant d’opinions, toutes les autres ayant été réfutées, celle‑ci reste seule inébran­lable, qu’il faut se garder avec plus de soin de commettre l’injustice que de la subir et qu’avant tout il faut s’appli­quer, non pas à paraître bon, mais à l’être, dans la vie privée comme dans la vie publique. Si un homme devient mauvais en quelque point, il faut qu’il soit châtié, le second bien, après celui d’être juste, consistant à le devenir et à expier sa faute par la punition ; qu’il faut éviter toute flatterie envers soi-même et envers les autres, qu’ils soient en petit ou en grand nombre, et qu’on ne doit jamais ni parler ni agir qu’en vue de la justice.

LXXXIII. — Écoute‑moi donc et suis‑moi dans la route qui te conduira au bonheur et pendant ta vie et après ta mort, comme la raison l’indique. Souffre qu’on te méprise comme insensé, qu’on te bafoue, si l’on veut, et même, par Zeus, qu’on t’assène ce coup si outrageant. Reçois‑le sans te troubler ; tu n’en éprouveras aucun mal, si tu es réellement un honnête homme qui pratique la vertu. Puis, quand nous l’aurons ainsi pratiquée en commun, à ce moment, si nous le jugeons à propos, nous aborderons la politique, ou, si nous nous décidons pour une autre car­rière, nous délibérerons alors, étant devenus plus capables de le faire que nous ne le sommes à présent. Car nous devrions rougir, dans l’état où nous paraissons être à pré­sent, de fanfaronner comme si nous valions quelque chose, 527d-527e nous qui changeons à chaque instant de sentiment sur les mêmes sujets et les plus importants, tant est grande notre ignorance ! Prenons donc pour guide la vérité qui vient de nous apparaître et qui nous enseigne que la meil­leure conduite à suivre est de vivre et de mourir en pra­tiquant la justice et les autres vertus. Attachons‑nous donc à cette doctrine et engageons les autres à la suivre, au lieu de celle qui t’a séduit et que tu m’exhortes à pratiquer ; car elle ne vaut rien, Calliclès.

  Le mythe de Prométhée dans le Protagoras de Platon

C’était au temps où les Dieux existaient, mais où n’existaient pas les races mortelles. Or, quand est arrivé pour celles-ci le temps où la destinée les appelait aussi à l’existence, à ce moment les Dieux les modèlent en dedans de la terre, en faisant un mélange de terre, de feu et de tout ce qui encore peut se combiner avec le feu et la terre. Puis, quand ils voulurent les produire à la lumière, ils prescrivirent à Prométhée et à Epiméthée de les doter de qualités, en distribuant ces qualités à chacune de la façon convenable. Mais Epiméthée demande alors à Prométhée de lui laisser faire tout seul cette distribution: « Une fois la distribution faite par moi, dit-il, à toi de contrôler! » là-dessus, ayant convaincu l’autre, le distributeur se met à l’oeuvre.

En distribuant les qualités, il donnait à certaines races la force sans la vélocité; d’autres, étant plus faible étaient par lui dotées de vélocité; il armait les unes, et, pour celles auxquelles il donnait une nature désarmée, il imaginait en vue de leur sauvegarde quelque autre qualité: aux races, en effet, qu’il habillait en petite taille, c’était une fuite ailée ou un habitat souterrain qu’il distribuait; celles dont il avait grandi la taille, c’était par cela même aussi qu’il les sauvegardait. De même, en tout, la distribution consistait de sa part à égaliser les chances, et, dans tout ce qu’il imaginait, il prenait ses précautions pour éviter qu’aucune race ne s’éteignit.

Mais, une fois qu’il leur eut donné le moyen d’échapper à de mutuelles destructions, voilà qu’il imaginait pour elles une défense commode à l’égard des variations de température qui viennent de Zeus: il les habillait d’une épaisse fourrure aussi bien que de solides carapaces, propres à les protéger contre le froid, mais capables d’en faire autant contre les brûlantes chaleurs; sans compter que, quand ils iraient se coucher, cela constituerait aussi une couverture, qui pour chacun serait la sienne et qui ferait naturellement partie de lui-même; il chaussait telle race de sabots de corne, telle autre de griffes solides et dépourvues de sang. En suite de quoi, ce sont les aliments qu’il leur procurait, différents pour les différentes races pour certaines l’herbe qui pousse de la terre, pour d’autres, les fruits des arbres, pour d’autres, des racines; il y en a auxquelles il a accordé que leur aliment fût la chair des autres animaux, et il leur attribua une fécondité restreinte, tandis qu’il attribuait une abondante fécondité à celles qui se dépeuplaient ainsi, et que, par là, il assurait une sauvegarde à leur espèce.

Mais, comme (chacun sait cela) Epiméthée n’était pas extrêmement avisé, il ne se rendit pas compte que, après avoir ainsi gaspillé le trésor des qualités au profit des êtres privés de raison, il lui restait encore la race humaine qui n’était point dotée; et il était embarrassé de savoir qu’en faire. Or, tandis qu’il est dans cet embarras, arrive Prométhée pour contrôler la distribution; il voit les autres animaux convenablement pourvus sous tous les rapports, tandis que l’homme est tout nu, pas chaussé, dénué de couvertures, désarmé. déjà, était même arrivé cependant le jour où ce devait être le destin de l’homme, de sortir à son tour de la terre pour s’élever à la lumière. Alors Prométhée, en proie à l’embarras de savoir quel moyen il trouverait pour sauvegarder l’homme, dérobe à Héphaïstos et à Athéna le génie créateur des arts, en dérobant le feu (car, sans le feu, il n’y aurait moyen pour personne d’acquérir ce génie ou de l’utiliser); et c’est en procédant ainsi qu’il fait à l’homme son cadeau. Voilà donc comment l’homme acquit l’intelligence qui s’applique aux besoins de la vie. Mais l’art d’administrer les Cités, il ne le posséda pas!

Cet art en effet était chez Zeus. Mais il n’était plus possible alors à Prométhée de pénétrer dans l’acropole qui était l’habitation de Zeus, sans parler des redoutables gardes du corps que possédait Zeus. En revanche, il pénètre subrepticement dans l’atelier qui était commun à Athéna et à Hèphaïstos et où tous deux pratiquaient leur art, et, après avoir dérobé l’art de se servir du feu, qui est celui d’Hèphaïstos, et le reste des arts, ce qui est le domaine d’Athéna, il en fait présent à l’homme. Et c’est de là que résultent, pour l’espèce humaine, les commodités de la vie, mais, ultérieurement, pour Prométhée, une poursuite, comme on dit, du chef de vol, à l’instigation d’Epiméthée!

« Or, puisque l’homme a eu sa part du lot Divin, il fut, en premier lieu le seul des animaux à croire à des Dieux; il se mettait à élever des autels et des images de Dieux. Ensuite, il eut vite fait d’articuler artistement les sons de la voix et les parties du discours. Les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments tirés de la terre, furent, après cela, ses inventions. Une fois donc qu’ils eurent été équipés de la sorte, les hommes, au début, vivaient dispersés: il n’y avait pas de cités; ils étaient en conséquence détruits par les bêtes sauvages, du fait que, de toute manière, ils étaient plus faibles qu’elles; et, si le travail de leurs arts était un secours suffisant pour assurer leur entretien, il ne leur donnait pas le moyen de faire la guerre aux animaux; car ils ne possédaient pas encore l’art politique, dont l’art de la guerre est une partie.

Aussi cherchaient-ils à se grouper, et, en fondant des cités, à assurer leur salut. Mais, quand ils se furent groupés, ils commettaient des injustices les uns à l’égard des autres, précisément faute de posséder l’art d’administrer les cités; si bien que, se répandant à nouveau de tous côtés, ils étaient anéantis.

Platon

Protagoras, 320d-322c

  L'Enfer de Dante

ARGUMENT DU CHANT XIV

Troisième degré du septième cercle, séjour des violents de la troisième espèce, de ceux qui ont fait violence aux lois de Dieu, de la Nature et de l'Art. C'est une lande aride, couverte d'un sable brûlant; une pluie de flammes y tombe sur les damnés. Dante aperçoit l'impie Capanée,[19] dont les tortures n'ont pas brisé l'orgueil et qui blasphème encore. Tandis que les poètes, poursuivant leur route, suivent la lisière de la forêt, un fleuve rouge et bouillant jaillit devant eux: c'est le Phlégéthon. Virgile explique à Dante l'origine merveilleuse de ce fleuve et des autres fleuves de l'Enfer. Ils sont formés des larmes de l'Humanité ou du Temps, symbolisé sous la figure d'un vieillard. Les deux poètes marchent sur la berge du fleuve, où la pluie de feu s'amortit.

CHANT QUATORZIÈME

Par l'amour du pays l'âme émue, oppressée,

Vite je rassemblai la feuille dispersée

Pour la rendre au buisson dont la voix s'altérait.

De là nous arrivions à la limite extrême

Où le second giron aboutit au troisième.

La Justice de Dieu, terrible, s'y montrait.

Nous avions devant nous, pour essayer de peindre

Cette enceinte nouvelle où nous venions d'atteindre,

Une lande effrayante, un sol aride et nu.

La forêt douloureuse enserre cette lande,

Comme elle-même avait le fossé pour guirlande.

Nous fîmes halte au bord de ce sol inconnu.

C'était un champ immense et tout couvert de sable,

Sable brûlant, épais et tout à fait semblable

A celui qui jadis fut par Caton foulé.[20]

O vengeance de Dieu, comme tu dois paraître

Épouvantable à qui me lit, et va connaître

Le terrible spectacle à mes yeux révélé!

J'aperçus devant moi des troupeaux d'âmes nues,

Qui misérablement sanglotaient éperdues.

Elles ne semblaient pas souffrir même tourment:

Les unes sur le dos gisant et renversées,

D'autres s'accroupissant et comme ramassées,

Et d'autres qui marchaient continuellement.

Celles-ci, qui tournaient, étaient les plus nombreuses;

Mais celles qui gisaient semblaient plus malheureuses,

Et leur douleur avait des accents plus profonds.

Sur tout le champ de sable où se tordaient ces âmes,

Lentement par flocons, tombaient de larges flammes,

Comme par un temps doux la neige sur les monts.

Ainsi, sur ses soldats, autrefois Alexandre,

Dans les plus chauds déserts de l'Inde vit descendre

Des flammes qui brûlaient les sables en tombant;

Et, faisant aussitôt piétiner son armée

Sur le sol menacé de la pluie enflammée,

Prudent, il étouffait la flamme en l'isolant.

Ainsi le feu maudit tombait dans la carrière.

Comme on voit s'allumer l'amorce sur la pierre,

Le sable prenait feu, doublant les cris des morts.

Leurs misérables mains s'épuisaient à la tâche,

Allant de ci, de là, secouant sans relâche

Chaque tison nouveau qui leur brûlait le corps.

— « O maître, esprit puissant et fécond en miracles, »

Dis-je, « et qui fais céder les plus rudes obstacles,

Hors pourtant les démons qui t'ont barré le seuil!

Quelle est cette grande ombre à la flamme insensible?

Ce damné qui gît là dédaigneux et terrible,

Sans que la pluie ardente ait brisé son orgueil? »

Le pécheur à ces mots, qu'il entendit peut-être,

Devançant aussitôt la réponse du maître,

Cria: « Tel je vécus, tel je suis resté mort.

Quand même Jupiter lasserait le ministre

Qui lui forge sa foudre et dans un jour sinistre

Arma pour me frapper son furieux transport;

Quand il fatiguerait tour à tour mains et forges,

Tous les marteaux qu'Etna renferme dans ses gorges,

En criant: Bon Vulcain, au secours, au secours!

Comme il fit au combat de Phlégra; fureur vaine!

Quand il épuiserait ses flèches et sa haine,

La joie à sa vengeance aura manqué toujours! »

Mon guide alors d'un ton plus haut, d'une voix forte:

(Il n'avait pas encore parlé de telle sorte)

« Capanée! orgueilleux qui ne veut pas fléchir,

Connais dans ton orgueil ta plus grande torture.

Il n'est pas dans l'Enfer de souffrance si dure

Que celle que la rage à ton cœur fait souffrir. »

Puis, se tournant vers moi, d'une voix adoucie:

« C'est un des chefs tués à Thèbes en Béotie;

Il méprisait Dieu; mort, il garde ses mépris;

Au lieu de supplier, insolent, il blasphème.

Mais, je le lui disais, cette insolence même

De son cœur indomptable est le plus digne prix.

Allons, viens après moi, sur ma trace suivie,

Prends garde de fouler cette arène havie,

Et près de la forêt marche toujours serré. »

En silence du bois nous suivions la lisière,

Lorsque j'en vis jaillir une étroite rivière;

Son flot rouge me fit frémir tout atterré.

Semblable à ce ruisseau sorti du Bulicame[21]

Où les filles du lieu vont puiser un dictame,

Sur l'arène on voyait le fleuve s'épancher.

Le fond, les deux côtés de l'étrange rivière,

Les bords dans leur largeur étaient construits en pierre:

Je vis que c'était là que je devais marcher.

— « De tout ce que je t'ai montré dans notre route,

Depuis que nous avons franchi la triste voûte

Dont le seuil à personne, hélas! n'est interdit,

Tes yeux n'avaient rien vu, » me dit alors mon guide,

« Rien d'aussi merveilleux que ce courant rapide.

Il passe, et sur ses flots la flamme s'amortit. »

Ainsi parla le maître, et moi j'ouvris l'oreille,

Avide, et le priai de dire la merveille

Qui tenait en arrêt ma curiosité.

— « Au milieu de la mer, » dit alors le poète,

« Est un pays détruit que l'on nomme la Crète.

Il vit le monde enfant, dans sa simplicité.

Là règne un mont jadis couvert d'eaux, de feuillages:

L'Ida, c'est son doux nom, souriait aux vieux âges;

Ce n'est plus aujourd'hui qu'un désert, qu'un débris.

Rhéa l'avait choisi pour le berceau fidèle

De l'enfant que cachait sa crainte maternelle,

Et dont elle étouffait les pleurs avec ses cris.

Dans les flancs de ce mont, comme un anachorète,

Se tient debout, le dos tourné vers Damiette,

Un vieillard[22] l'œil fixé sur Rome, son miroir.

En or fin est son col, et sa tête divine;

D'argent pur sont pétris ses bras et sa poitrine,

Son tronc jusqu'à la fourche est de cuivre plus noir,

Le reste de son corps de fer indélébile,

Excepté son pied droit lequel est fait d'argile,

Et c'est sur celui-là que pèse tout son corps.

Argent, airain et fer ont tous quelque brisure,

Et distillent des pleurs qui par chaque fissure

Filtrent dans la montagne et s'épanchent dehors.

Ils forment en coulant dans ces vallons sans bornes

Le Phlégéthon, le Styx, l'Achéron, fleuves mornes;

Par ce conduit étroit ils vont toujours plus bas,

Et, coulant jusqu'au fond de l'enceinte profonde,

Engendrent le Cocyte; or tu verras cette onde,

Ainsi pour le moment je ne t'en parle pas. »

— « Mais si ce courant d'eau que je vois là, » lui dis-je,

« Vient de notre univers, dis-moi par quel prodige

Il n'apparaît qu'ici dans ce gouffre profond? »

— « Tu vois, » répondit-il, « que ronde est cette voûte;

Et quoique nous soyons avancés dans la route,

En descendant toujours à gauche vers le fond,

Nous n'avons pas du cercle achevé l'étendue;

Si donc chose nouvelle apparaît à ta vue,

Garde, en le regardant, ton œil accoutumé. »

— « Où donc le Phlégéthon et le Léthé, mon maître? »

Dis-je encore, « de l'un tu ne fais rien connaître,

Et de l'autre tu dis qu'il est de pleurs formé. »

— « Te répondre, » dit-il, « est toujours chose douce;

Mais le bouillonnement pourtant de cette eau rousse

T'aurait bien dû pour moi répondre cette fois.[23]

Tu verras le Léthé, mais hors de ces abîmes.

Aux lieux où les esprits se lavent de leurs crimes,

Quand le pardon de Dieu leur en remet le poids

Or laissons là ce bois, » dit ensuite le sage,

« Suis-moi toujours; ces bords nous offrent un passage,

Ils ne sont pas brûlés comme ce pauvre champ;

Toute flamme s'éteint et meurt en les touchant. »

Dante

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