Pratique pour faire connaître/récupérer le numéro des philosophèmes
(:includefile http://philo-labo.fr/philosophemes/?action=import:)
Ces espaces infinis m'effraient disait Pascal. C'est ce qu'on pourrait dire du numérique ouvert au flux ininterrompu de l'information
Difficile de comprendre une réalité qui est constamment en changement et qui n'est saisie que dans le prisme culturel qui est le nôtre. Mais se heurter à des certitudes est le travail du philosophe. Il y a une juste distance à prendre avec les affirmations parfois naïves, mais l'opinion mérite qu'on s'y arrête afin de mettre à jour ses présupposés mais aussi parce qu'elle porte parfois en elle des pistes qui méritent qu'on s'y arrête. Ainsi le Laboratoire est-il le résultat de cette réflexion. Il est la résultante d'un refus d'utiliser les informations multiples du net comme de simples informations qu'il suffirait de reproduire. Il est aussi le refus de s'en tenir à du simple copié-collé. Il a comme ambition de permettre un travail de création, sans pour autant sombrer dans la confusion. Là aussi il s'agit d'ordonner, de séparer le bon grain de l'ivraie et par conséquent de développer un esprit critique, au sens où critiquer veut dire « séparer », c'est-à-dire exercer son jugement. Il ne s'agit pas de confondre la réflexion de l'élève, mais de la préciser. D'une certaine façon le numérique nous renvoie à une philosophie du sujet.
L'expérience que nous faisons de ce nouveau phénomène, comme toute expérience humaine, est elle-aussi, et encore plus, phénoménotechnique (c'est-à-dire inévitablement liée à un moyen, un medium), bouleverse notre perception du temps, de l'espace, de l'identité des choses et des personnes, et nous invite in fine à des comportements et à des manières d'être complètement nouveaux, ainsi qu'à repenser le réel. Cela ne veut pas dire qu'on en appelle à une table rase de la tradition de l'enseignement philosophique mais il doit permettre d'en augmenter la diversité et surtout de travailler en commun, par la mise en place d'un travail à plusieurs.
Une réflexion en chantier
I. Ainsi se sert-on d'analogies pour penser le numérique. Les analogies renvoient souvent au domaine des beaux arts ou des techniques-technologies. Pour expliquer le mouvement du sang, Gallien parle d' « irrigation » sanguine, en référence au procédé d'irrigation des sols, Harvey au 16e siècle parle de circulation sanguine, en référence aux circuits fermés de la mécanique. Le corps de l'homme est semblable à une machine, écrit Descartes, ne réduisant nullement la réalité mais cherchant à la comprendre, en ramenant les fonctions du corps à un modèle mécanique. À propos du numérique, il y a un certain nombre de métaphores-analogies à l'oeuvre qui ouvrent le questionnement, au risque peut-être d'être réductrices du réel. Examinons quelques analogies :
La révolution : Révolution, en latin c'est « volutare », Mouvement en courbe fermée autour d'un axe ou d'un point, réel ou fictif, dont le point de retour coïncide avec le point de départ.
- retour périodique d'un astre à un point de son orbite - écoulement d'une période de temps - tour complet d'une pièce, d'un objet Retenons pour l'instant la thématique du mouvement
Le mot de « révolution » renvoie au mouvement étudié par les sciences physiques, au flux ininterrompu de l'information, à la cinématique ou mécanique des fluides. Se met en place comme au XVIe? et XVIIe? siècle, par exemple, une analogie technique pour ramener au connu l'inconnu, avec toutes les limites de l'analogie. Ce mouvement incessant et fluide pose la question conjointe de l'identification des informations au sein du flux et sa transformation en « document » afin de ne pasariété s'égarer et tracer un contexte. L 'analogie ne répond pas à cette question. Le modèle mécanique ne se suffit pas à lui-même pour rendre compte du « milieu vivant » qu'est le numérique, ce qui nous renvoie à une autre analogie, biologique celle-ci. Le succès du terme « ergonomie » en témoigne.
→ Le flux des informations : c'est ce que propose de transformer en document le laboratoire, dans un souci d'ordonnancement de la variété des « données ». Ainsi sont mis en place des « philosophèmes » qui permettent un premier tri. 2. Le jardin
cette analogie complète la précédente. Elle est employée pour rendre compte de la thématique de la production et de la circulation du savoir, au sens de Voltaire et d'Epicure. Se développent de plus en rplus des jardins numériques pour rendre compte du vivant. On est face à la même question qu'au XVIIIe? siècle, Kant traite à propos de la reproduction. (exemple de la montre). Au mécanisme aveugle il ajoute la finalité de la reproduction. L'analogie du jardin met en place la question du sens contribuant à ordonner les documents. (voir l'image de l'arbre)
II. les présupposés autour de la technologie. Qualifier le numérique d'outil, entretient son extériorité à l'humain, au sens où ce qui relèverait de la technique nous serait extérieur. (voir le mythe de Protagoras). Cette extériorité entretient une définition purement mécanique du numérique. Ce qui revient à séparer technique/technologie d'une « nature » humaine, provient d'une distinction plus radicale homme/animal. Au monde de l'instinct, l'homme nu opposerait le monde de l'institution. Extérieure à l'instinct, la technique est le fruit d'une usurpation, d'un acte sacrilège (histoire de Prométhée). Elle rentre en opposition avec la justice et la morale. A ce titre elle inquiète. L'incompatibilité des deux mondes, on la trouve radicalisée chez Descartes. L'animal est un automate, une machine, incapable d'innovation. Le mécanisme est défini comme automatisme, habitude, absence de réflexion. Cette technique aveugle (voir l'hydropique) est indifférente à toute valeur morale.
Cette conception duale, on la retrouve chez Marx. Machinisme va de pair avec répétition, ennui, mort. … automatisme. (l'abeille et l'architecte) cette conception se rattache aussi à une définition du travail comme aliénation. Si on en reste à un tel dualisme, on risque fort de réduire le sens du numérique à une nouvelle figure de l'aliénation.
→ Pour résumer, l'opposition homme-animal, détermine une conception du travail, l'animal étant plus un paradigme pour une critique de l'automatisation.
Cependant ces conceptions sont erronées. les technologies numériques ne sont pas simplement des outils, ces derniers se définissant par leur extériorité, mais une manière nouvelle d'habiter le monde
le système technique (expression de Bertrand Gille,) étant « le plus haut niveau de combinaison technique observable dans une société », réunit l'invention technique et les conditions économiques du moment. Dès lors la signification du travail s'en voit modifiée. Si on lit Simondon, ce dernier remet en question la distinction animal-homme. Pour l'homme et l'animal, ce sont les fonctions biologiques qui permettent de survivre. La nature de ces fonctions est certes différente, mais ce qui importe c'est ce point de convergence. La technologie appartient à une fonction biologique humaine. Dès lors ce n'est pas tant de l'idée d'une révolution technique dont il faut parler, mais d'une révolution de la perception du monde. → Parler de fonction, nous libère du modèle physique... et introduit un modèle biologique, ce qui nous ramène à l'analogie du jardin définie précédemment.
Dans la même perspective, il ne faut pas réduire les exercices à de simples moyens ou à des outils, mais les concevoir comme appartenant à un ensemble permettant à l'élève d'habiter le monde du cours avec sa perception, perception qui se voit modifiée par la pratique numérique.
4. l'interactivité est propre à l'essence du numérique le numérique est alors la matérialisation d'une technique qui rend possibles de nouveaux phénomènes, comme les phénomènes notamment interactifs qui se manifestent lorsqu'une personne agit sur le web : notre environnement perceptif s'est mis à jour en fonction des nouveaux appareils – logiciels et interfaces – et il ne s'agit pas seulement d'objets de perception différents mais du changement de l'acte de la perception lui-même. En effet vivre c'est vivre avec les choses : c'est là que réside la « responsabilité philosophique » au sens où cette perception doit être éduquée. De là en découle l'importance des exercices numériques, comme apprentissage et maîtrise d'un nouveau monde.
Et le livre ? Les innovations numériques vont-elles faire disparaître le livre ? Cette formulation pose problème. S'il ne s'agit que de support papier ou numérique la question relève plus de l'esthétique que du sens de cette innovation. Le risque c'est d'oublier que la perception s'effectue dans un contexte. C'est sur ce contexte qu'il faut travailler :
« Face aux menaces qui pèsent sur la lecture et la compréhension, il importe donc de nourrir le contexte du lecteur tout en maintenant le contexte de réception (Laborderie, 2014). Aussi lier défendons-nous l’idée que les enrichissements doivent être des aides à la contextualisation afin de préserver la cohérence du parcours de lecture. Nous faisons l’hypothèse d’une construction du sens et des connaissances grâce à des enrichissements hypertextuels organisés en couches superposées : un « hypertexte stratifié » (Vandendorpe, 1999) qui contextualise et organise l’accès à l’information selon différents niveaux de lecture et d’interprétation, lesquels sont autant de voies vers les collections de la bibliothèque virtuelle. Au-delà de cet enjeu de l’accès et de la contextualisation, l'enrichissement peut être plus qu’un complément : un élément d’un discours multimodal qui favorise l’immersion et permet des pratiques d’appropriation, individuelles, par la lecture-écriture créative, ou collectives, par des scénarios pédagogiques. » (Arnaud Laborderie. Le livre num´erique enrichi : enjeux et pratiques de rem´ediatisation. Doctorales de la SFSIC 2015, May 2015, Lille, France. 2015, )
L'erreur serait toutefois d'oublier notre sensibilité pour habiter le monde. Le numérique apporte de nombreux avantages mais, comme toutes technologies, il ne remplace pas totalement celles utilisées pour les mêmes usages. Comme disait Bachelard : « Une bonne bille de bois à dégrossir à la râpe suffirait à lui apprendre gaiement que le chêne ne pourrit pas, que le bois rend dynamisme pour dynamisme, bref que la santé de notre esprit est dans nos mains. » (Bachelard G. (1941), La terre et les rêveries du repos : essai sur les images de l’intimité. Paris, Corti ) ou encore dans La psychanalyse du feu : « Il ne faut qu’un soir d’hiver, que le vent autour de la maison, qu’un feu clair, pour qu’une âme douloureuse dise à la fois ses souvenirs et ses peines :
C’est à voix basse qu’on enchante Sous la cendre d’hiver Ce cœur, pareil au feu couvert, Qui se consume et chante. Toulet.
D'autres langages sont toujours possibles. Le numérique crée de nouvelles formes, il augmente le réel, mais ne le réduit pas. Maryse Emel