Kant (1724-1804), l'inconscience des représentations est contradictoire
Avoir des représentations et cependant n’en être pas conscient, cela semble contenir une contradiction. Car comment pouvons-nous savoir que nous les avons si nous n’en sommes pas conscients ? Cette objection, Locke la faisait déjà qui, pour cette raison, récusait l’existence même d’une telle sorte de représentations. Simplement, nous pouvons pourtant posséder une conscience médiate d’une représentation, sans que nous en soyons immédiate-ment conscients. De semblables représentations sont appelées obscures ; les autres sont claires, et si leur clarté s’étend aussi aux représentations partielles d’un tout auquel elles appar-tiennent et à la manière dont elles s’y associent, il s’agit de représentations distinctes, qu’elles relèvent de la pensée ou de l’intuition.
Quand je suis conscient de voir un homme loin de moi dans une prairie, bien que je ne sois pas conscient de voir ses yeux, son nez, sa bouche, etc., je me borne à vrai dire à conclure que cette chose est un homme ; car si, parce que je ne suis pas conscient de perce-voir ces parties de sa tête (et pas davantage les autres éléments constitutifs de cet homme), j’entendais affirmer que je n’ai aucunement, dans mon intuition, la représentation de ces composantes, dans ce cas je ne pourrais même pas dire que je vois un homme ; c’est en effet de ces représentations partielles que se trouve composé le tout (qu’il s’agisse de la tête ou de l’homme).
Que le champ de nos intuitions sensibles et de nos sensations dont nous ne sommes pas conscients, quand bien même nous pouvons conclure sans le moindre doute que nous les avons, autrement dit : le champ des représentations obscures, soit immense en l’homme (et qu’il le soit aussi chez les animaux) ; qu’en revanche les représentations claires ne contien-nent que des points infiniment peu nombreux accessibles à la conscience ; qu’en quelque sorte, sur la grande carte de notre esprit, seules quelques régions soient illuminées [...]. II nous arrive souvent, en effet, de jouer avec des représentations obscures et d’avoir intérêt à dissimuler à notre imagination des objets que nous aimons ou que nous n’aimons pas ; mais plus souvent encore nous sommes le jouet de nos représentations obscures, et notre entende-ment n’est pas capable de se préserver des absurdités dans lesquelles le conduit leur influence, quand bien même il les reconnaît comme relevant de l’illusion. Ainsi en est-il de l’amour sexuel, dans la mesure où ce qu’il vise véritablement, c’est non pas de faire le bien de son objet, mais bien plutôt d’en tirer jouissance. Combien de subterfuges n’a-t-il pas fallu, depuis toujours, avoir l’esprit d’inventer et de déployer pour jeter un mince voile sur ce que, certes, l’on goûte fort, mais qui laisse cependant apercevoir entre l’homme et le genre animal dans ce qu’il a de plus commun une proximité si grande qu’elle appelle en ce domaine la pudeur et que ce qu’on exprime à cet égard ne peut, dans une société raffinée, s’affirmer crûment, même si l’on s’accorde assez de transparence pour susciter un sourire. L’imagination se plaît ici à vagabonder dans l’obscurité, et en tout cas il y faut un art peu commun si, pour éviter le cynisme, l’on ne veut pas courir le risque de tomber dans le purisme ridicule. D’autre part, nous sommes aussi, assez souvent, le jouet de représentations obscures qui ne veulent pas disparaître, même quand l’entendement les éclaire. Commander sa tombe dans son jardin ou à l’ombre d’un arbre, dans les champs ou dans un endroit où le sol est sec, c’est souvent une affaire importante pour un mourant, alors même que, dans le premier cas, il n’a nulle raison d’espérer disposer d’une belle vue, pas plus qu’il n’en a, dans le second, de redouter que l’humidité le fasse s’enrhumer.
Emmanuel Kant (1724-1804), Anthropologie du point de vue pragmatique, § 5 (1798).
Nietzsche (1844-1900), le "je" est routine grammaticale
16.
Il se trouve encore d’innocents adeptes de l’introspection qui croient qu’il existe des « certitudes immédiates », par exemple « je pense » ou, comme l’imaginait Schopenhauer, « je veux », comme si dans ce cas la connaissance parvenait à saisir son objet dans un état pur et nu, en tant que « chose en soi », sans nul gauchissement ni de la part du sujet ni de la part de l’objet. Mais je répéterai cent fois que des notions telles que « certitude immédiate », « connaissance absolue » ou « chose en soi » comportent une contradictio in adjecto, et que l’on ferait bien de ne plus se laisser abuser par les mots. Laissons le peuple croire que la connaissance va jusqu’au bout des choses ; le philosophe, lui, doit se dire : Si j’analyse le processus exprimé par la proposition « je pense », j’obtiens une série d’affirmations téméraires qu’il est difficile, voire impossible, de fonder : par exemple que c’est moi qui pense, que, d’une façon générale, il existe quelque chose qui pense, que penser est un acte et un effet qui procèdent de l’être conçu comme cause, qu’il y a un « je », enfin que l’on a déjà établi ce que désigne le mot penser et que je sais ce que signifie penser. Car si je n’ai pas tranché ces questions pour mon compte, comment jugerai-je que ce qui se passe en moi n’est pas plutôt un « vouloir » ou un « sentir » ? Bref, ce « je pense » présuppose que je compare mon état présent avec d’autres états connus de ma personne, afin de me prononcer sur sa nature ; d’où il suit que, par cette mise en relation avec un « savoir » venu d’ailleurs, l’état en cause ne comporte pour moi aucune a certitude immédiate. ? Au lieu de cette « certitude immédiate », à laquelle le peuple ne manquera pas de croire, le cas échéant, le philosophe ne rencontre qu’une série de questions métaphysiques, véritables cas de conscience intellectuels, qui se poseront en ces termes : « D’où me vient la notion de pensée ? Pourquoi crois-je à la cause et à l’effet ? Où prends-je le droit de parler d’un « je », et même d’un « je » qui serait cause, et, pour comble, cause de la pensée ? » Celui qui s’autoriserait d’une sorte d’intuition de la connaissance pour répondre sur-le-champ à ces questions métaphysiques, comme quand on déclare : « Je pense et sais que ceci au moins est vrai, réel et certain », celui-là rencontrera un sourire et deux points d’interrogation chez le philosophe d’aujourd'hui. « Monsieur, lui fera-t-il peut-être observer, il est peu probable que vous ne vous trompiez pas ; mais pourquoi vous faut-il à toute force la vérité ? »
17.
Pour ce qui est de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait que ces esprits superstitieux ne reconnaissent pas volontiers à savoir qu’une pensée se présente quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ; de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux « je », voilà, pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une assertion, et en tout cas pas une « certitude immédiate ». En définitive, ce « quelque chose pense » affirme déjà trop ; ce « quelque chose » contient déjà une interprétation du processus et n’appartient pas au processus lui-même. En cette matière, nous raisonnons d’après la routine grammaticale : « Penser est une action, toute action suppose un sujet qui l’accomplit, par conséquent... » C’est en se conformant à peu près au même schéma que l’atomisme ancien s’efforça de rattacher à l’« énergie » qui agit une particule de matière qu’elle tenait pour son siège et son origine, l’atome. Des esprits plus rigoureux nous ont enfin appris à nous passer de ce reliquat de matière, et peut-être un jour les logiciens s’habitueront-ils eux aussi à se passer de ce « quelque chose », auquel s’est réduit le respectable « je » du passé.
Friedrich Nietzsche (1844-1900), Des préjugés des philosophes, 16, 17, in Par delà le bien et le mal (1886).
Freud (1856 - 1939) et Breuer (1842 - 1925), le cas Elisabeth
Elisabeth s’appelait en réalité Ilona Weiss. Hongroise d’origine, cette jeune fille âgée de 29 ans vient consulter Freud en 1892. Elle souffre de douleurs aux jambes que Freud attribue à des causes sexuelles. C’est l'occasion pour lui de proposer une méthode d’analyse nouvelle qui deviendra bientôt la psychanalyse.
Je l’interrogeai donc sur les circonstances et les causes de la première apparition des douleurs1. Ses pensées s’attachèrent alors à des vacances dans la ville d’eaux où elle était allée avant son voyage à Gastein et certaines scènes surgirent, que nous avions déjà plus superficiellement traitées auparavant. Elle parla de son état d’âme à cette époque, de sa lassitude après tous les soucis que lui avaient causés la maladie ophtalmique de sa mère et les soins qu’elle lui avait donnés à l’époque de l’opération ; elle parla enfin de son découragement final en pensant qu’il lui faudrait, vieille fille solitaire, renoncer à profiter de l’existence et à réaliser quelque chose dans la vie. Jusqu’alors, elle s’était trouvée assez forte pour se passer de l’aide d’un homme ; maintenant, le sentiment de sa faiblesse féminine l’avait envahie, ainsi que le besoin d’amour, et alors, suivant ses propres paroles, son être figé commença à fondre.
En proie à un pareil état d’âme, l’heureux mariage de sa sœur cadette fit sur elle la plus grande impression ; elle fut témoin de tous les tendres soins dont le beau-frère entourait sa femme, de la façon dont ils se comprenaient d’un seul regard, de leur confiance mutuelle. On pouvait évidemment regretter que la deuxième grossesse succédât aussi rapidement à la première, mais sa sœur qui savait que c’était là la cause de sa maladie supportait allègrement son mal en pensant que l’être aimé en était la cause.
Au moment de la promenade qui était étroitement liée aux douleurs d’Elisabeth, le beau-frère avait tout d’abord refusé de sortir, préférant rester auprès de sa femme malade, mais un regard de celle-ci, pensant qu’Elisabeth s’en réjouirait, le décida à faire cette excursion. La jeune fille resta tout le temps en compagnie de son beau-frère, ils parlèrent d’une foule de choses intimes et tout ce qu’il lui dit correspondait si bien à ses propres sentiments qu’un désir l’envahit alors : celui de posséder un mari ressemblant à celui-là. Puis ce fut le matin qui suivit le départ de la sœur et du beau-frère qu’elle se rendit à ce site, promenade préférée de ceux qui venaient de partir. Là, elle s’assit sur une pierre, et rêva à nouveau d’une vie heureuse comme celle de sa sœur, et d’un homme, comme son beau-frère, qui saurait capter son cœur. En se relevant, elle ressentit une douleur qui disparut cette fois-là encore, et ce ne fut que dans l’après-midi qui suivit un bain chaud pris dans cet endroit que les douleurs réapparurent pour ne plus la quitter.
J’essayai de savoir quelles pensées l’avaient préoccupée dans son bain ; je ne pus apprendre qu’une seule chose, c’est que l’établissement de bains l’avait fait se souvenir de ce que le jeune ménage y avait habité. J’avais compris depuis longtemps de quoi il s’agissait. La malade, plongée dans ses souvenirs à la fois doux et amers, paraissait ne pas saisir la sorte d’explication qu’elle me suggérait, et continuait à rapporter ses réminiscences2. Elle dépeignait son séjour à Gastein et l’état d'anxiété où la plongeait l’arrivée de chacune des lettres ; enfin lui parvint la nouvelle de l’état alarmant de sa sœur, et Elisabeth décrivit la longue attente, le départ du train, le voyage fait dans une angoissante incertitude, la nuit sans sommeil, tout cela accompagné d’une violente recrudescence des douleurs.
Je lui demandai si elle s’était représenté pendant le trajet la tragique possibilité qu’elle trouva réalisée à son arrivée. Elle me dit avoir fait l’impossible pour chasser cette idée, mais sa mère, croyait-elle, s’était dès le début attendue au pire. Suivit le récit de son arrivée à Vienne. Elle décrivit l’impression causée par les parents qui les attendaient à la gare, le petit trajet de Vienne à la proche banlieue où habitait sa sœur, l’arrivée le soir, la traversée rapide du jardin jusqu’à la porte du petit pavillon, la maison silencieuse et plongée dans une angoissante obscurité, le fait que le beau-frère ne vint pas à leur rencontre. Puis l’entrée dans la chambre où reposait la morte, et tout d’un coup, l’horrible certitude que cette sœur bien aimée était partie sans leur dire adieu, sans que leurs soins eussent pu alléger ses derniers moments.
Au même instant une autre pensée avait traversé l’esprit d’Elisabeth, une pensée qui, à la manière d’un éclair rapide, avait traversé les ténèbres : l’idée qu’il était redevenu libre, et qu’elle pourrait l’épouser. Tout s’éclairait. Les efforts de l’analyste étaient couronnés de succès. À cette minute, ce que j’avais supposé se confirmait à mes yeux, l’idée du «rejet» d’une représentation insupportable, l’apparition des symptômes hystériques par conversion d’une excitation psychique en symptômes somatiques3 ici, la formation – par un acte volontaire aboutissant à une défense – d’un groupe psychique isolé. C’était ainsi et non autrement que les choses s’étaient ici passées. Cette jeune fille avait éprouvé pour son beau-frère une tendre inclination, mais toute sa personne morale révoltée avait refusé de prendre conscience de ce sentiment. Enfin, lorsque cette certitude s’était imposée à elle (pendant la promenade faite avec lui, pendant sa rêverie matinale, au bain et devant le lit de sa sœur), elle s’était créé des douleurs par une conversion réussie de psychique en somatique.
À l’époque où j’entrepris son traitement, l’isolement du groupe d’associations relatives à cet amour était déjà fait accompli ; sans cela, je crois qu’elle ne se serait jamais prêtée au traitement, la résistance qu’elle opposa maintes fois à la reproduction des scènes traumatisantes correspondant réellement à l’énergie mise en œuvre pour rejeter hors des associations l’idée intenable. Toutefois, le thérapeute4 fut en proie à bien des difficultés dans le temps qui suivit. Pour cette pauvre enfant, l’effet de la prise de conscience d’une représentation refoulée5 fut bouleversante. Elle poussa les hauts cris, lorsqu’en termes précis, je lui exposai les faits en lui montrant que depuis longtemps, elle était amoureuse de son beau-frère. À cet instant, elle se plaignit des plus affreuses douleurs et fit encore un effort désespéré pour rejeter mes explications : « Ce n’était pas vrai, c’était moi qui le lui avais suggéré, c’était impossible, elle n’était pas capable de tant de vilenie6, ce serait impardonnable, etc. »
Il ne fut pas difficile de lui démontrer que ses propres paroles ne laissaient place à aucune autre interprétation, mais il me fallut longtemps pour lui faire accepter mes deux arguments consolateurs, à savoir que l’on n’est pas responsable de ses sentiments et que, dans ces circonstances, son comportement, son attitude, sa maladie, témoignaient suffisamment de sa haute moralité.
Sigmund Freud (1856 - 1939) et Joseph Breuer (1842 - 1925), Études sur l’hystérie (1895) trad. A. Berman, PUF, 15e éd. 2002, p. 163.
1. La patiente éprouve des symptômes hystériques. L’hystérie est une névrose caractérisée par des symptômes d’apparence organique (convulsions, paralysies, douleurs...) et des troubles psychiques (hallucinations, délire, mythomanie, angoisse). 2. Réminiscences : souvenirs involontaires. 3.Symptômes du corps ; ici les forces psychiques refoulées se traduisent en douleurs physiques. 4.Médecin. 5.Le désir est censuré et rejeté de façon à ce qu’il ne puisse plus revenir. Le refoulement deviendra le concept central de la psychanalyse. 6.Bassesse, méchanceté.
Freud (1856-1939), l'inconscient, hypothèse nécessaire et légitime
On nous conteste de tous côtés le droit d’admettre un psychique inconscient et de travailler scientifiquement avec cette hypothèse. Nous pouvons répondre à cela que l’hypothèse de l’inconscient est nécessaire et légitime, et que nous possédons de multiples preuves de l’existence de l’inconscient. Elle est nécessaire parce que les données de la conscience sont extrêmement lacunaires ; aussi bien chez l’homme sain que chez le malade, il se produit fréquemment des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d’autres actes qui, eux, ne bénéficient pas du témoignage de la conscience. Ces actes ne sont pas seulement les actes manqués et les rêves, chez l’homme sain, et tout ce qu’on appelle symptômes psychiques et phénomènes compulsionnels chez le malade ; notre expérience quotidienne la plus personnelle nous met en présence d’idées qui nous viennent sans que nous en connaissions l’origine, et de résultats de pensée dont l’élaboration nous est demeurée cachée. Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu’il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d’actes psychiques ; mais ils s’ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés. Or, nous trouvons dans ce gain de sens et de cohérence une raison, pleinement justifiée, d’aller au-delà de l’expérience immédiate. Et s’il s’avère de plus que nous pouvons fonder sur l’hypothèse de l’inconscient une pratique couronnée de succès, par laquelle nous influençons, conformément à un but donné, le cours des processus conscients, nous aurons acquis, avec ce succès, une preuve incontestable de l’existence de ce dont nous avons fait l’hypothèse. L’on doit donc se ranger à l’avis que ce n’est qu’au prix d’une prétention intenable que l’on peut exiger que tout ce qui se produit dans le domaine psychique doive aussi être connu de la conscience.
Sigmund Freud (1856-1939), L’Inconscient, in Métapsychologie (1915).
Freud (1856-1939), la première topique
Nous assimilons donc le système de l’inconscient à une grande antichambre, dans laquelle les tendances psychiques se pressent, tels des êtres vivants. A cette antichambre est attenante une autre pièce, plus étroite, une sorte de salon, dans lequel séjourne la conscience. Mais à l’entrée de l’antichambre, dans le salon veille un gardien qui inspecte chaque tendance psychique, lui impose la censure et l’empêche d’entrer au salon si elle lui déplaît. Que le gardien renvoie une tendance donnée dès le seuil ou qu’il lui fasse repasser le seuil après qu’elle a pénétré dans le salon, la différence n’est pas bien grande et le résultat est à peu près le même. Tout dépend du degré de sa vigilance et de sa perspicacité. Cette image a pour nous cet avantage qu’elle nous permet de développer notre nomenclature. Les tendances qui se trouvent dans l’antichambre réservée à l’inconscient échappent au regard du conscient qui séjourne dans la pièce voisine. Elles sont donc tout d’abord inconscientes. Lorsque, après avoir pénétré jusqu’au seuil, elles sont renvoyées par le gardien, c’est qu’elles sont incapables de devenir conscientes : nous disons alors qu’elles sont refoulées. Mais les tendances auxquelles le gardien a permis de franchir le seuil ne sont pas devenues pour cela nécessairement conscientes ; elles peuvent le devenir si elles réussissent à attirer sur elles le regard de la conscience. Nous appellerons donc cette deuxième pièce : système de la préconscience. Le fait pour un processus de devenir conscient garde ainsi son sens purement descriptif. L’essence du refoulement consiste en ce qu’une tendance donnée est empêchée par le gardien de pénétrer de l’inconscient dans le préconscient. Et c’est ce gardien qui nous apparaît sous la forme d’une résistance, lorsque nous essayons, par le traitement analytique, de mettre fin au refoulement.
Sigmund Freud (1856-1939), Introduction à la psychanalyse (1916)
Freud (1856-1939), rien d'étranger n'est entré en toi
La psychanalyse [...] peut finalement dire au moi : « Rien d’étranger n’est entré en toi ; c’est une partie de ta propre vie psychique qui s’est dérobée à ta connaissance et à la domination de ta volonté. C’est pourquoi d’ailleurs tu es si faible pour te défendre ; tu combats avec une partie de tes forces contre l’autre partie ; tu ne peux pas mobiliser toutes tes forces comme contre un ennemi extérieur. Et ce n’est même pas la part la plus mauvaise ou la plus insignifiante de tes forces psychiques qui s’est ainsi opposée à toi et est devenue indépendante de toi. La responsabilité, je dois le dire, t’en incombe entièrement. Tu as surestimé tes forces quand tu as cru que tu pouvais faire de tes pulsions sexuelles ce que tu voulais, et que tu n’avais pas besoin de faire le moindre cas de leurs intentions. Alors elles se sont révoltées, et ont suivi leurs propres voies obscures pour échapper à la répression, elles se sont fait droit d’une manière qui ne peut plus te convenir. Comment elles y ont réussi et par quelles routes elles ont cheminé, cela, tu ne l’as pas appris ; c’est seulement le résultat de ce travail, le symptôme, que tu ressens comme souffrance, qui est parvenu à ta connaissance. Tu ne le reconnais pas alors comme un rejeton de tes propres pulsions réprouvées, et tu ne sais pas qu’il s’agit là de leur satisfaction substitutive.
Mais ce qui rend tout ce processus possible, c’est seulement le fait que tu es également dans l’erreur sur un autre point important. Tu es assuré d’apprendre tout ce qui se passe dans ton âme, pourvu que ce soit assez important, parce que, alors, ta conscience te le signale. Et quand dans ton âme tu n’as reçu aucune nouvelle de quelque chose, tu admets en toute confiance que cela n’est pas contenu en elle. Davantage, tu vas jusqu’à tenir ‘psychique’ pour identique à ‘conscient’, c'est-à-dire connu de toi, malgré les preuves les plus patentes que, dans ta vie psychique, il doit en permanence se passer beaucoup plus de choses qu’il n’en peut accéder à ta conscience. Accepte donc sur ce point de te laisser instruire ! Le psychique en toi ne coïncide pas avec ce dont tu es conscient – ce sont deux choses différentes, que quelque chose se passe dans ton âme, et que tu en sois par ailleurs informé. [...] »
Sigmund Freud (1856-1939), Une difficulté de la psychanalyse (1917).
Freud (1856-1939), rien d'étranger n'est entré en toi
La psychanalyse [...] peut finalement dire au moi : « Rien d’étranger n’est entré en toi ; c’est une partie de ta propre vie psychique qui s’est dérobée à ta connaissance et à la domination de ta volonté. C’est pourquoi d’ailleurs tu es si faible pour te défendre ; tu combats avec une partie de tes forces contre l’autre partie ; tu ne peux pas mobiliser toutes tes forces comme contre un ennemi extérieur. Et ce n’est même pas la part la plus mauvaise ou la plus insignifiante de tes forces psychiques qui s’est ainsi opposée à toi et est devenue indépendante de toi. La responsabilité, je dois le dire, t’en incombe entièrement. Tu as surestimé tes forces quand tu as cru que tu pouvais faire de tes pulsions sexuelles ce que tu voulais, et que tu n’avais pas besoin de faire le moindre cas de leurs intentions. Alors elles se sont révoltées, et ont suivi leurs propres voies obscures pour échapper à la répression, elles se sont fait droit d’une manière qui ne peut plus te convenir. Comment elles y ont réussi et par quelles routes elles ont cheminé, cela, tu ne l’as pas appris ; c’est seulement le résultat de ce travail, le symptôme, que tu ressens comme souffrance, qui est parvenu à ta connaissance. Tu ne le reconnais pas alors comme un rejeton de tes propres pulsions réprouvées, et tu ne sais pas qu’il s’agit là de leur satisfaction substitutive.
Mais ce qui rend tout ce processus possible, c’est seulement le fait que tu es également dans l’erreur sur un autre point important. Tu es assuré d’apprendre tout ce qui se passe dans ton âme, pourvu que ce soit assez important, parce que, alors, ta conscience te le signale. Et quand dans ton âme tu n’as reçu aucune nouvelle de quelque chose, tu admets en toute confiance que cela n’est pas contenu en elle. Davantage, tu vas jusqu’à tenir ‘psychique’ pour identique à ‘conscient’, c'est-à-dire connu de toi, malgré les preuves les plus patentes que, dans ta vie psychique, il doit en permanence se passer beaucoup plus de choses qu’il n’en peut accéder à ta conscience. Accepte donc sur ce point de te laisser instruire ! Le psychique en toi ne coïncide pas avec ce dont tu es conscient – ce sont deux choses différentes, que quelque chose se passe dans ton âme, et que tu en sois par ailleurs informé. [...] »
Sigmund Freud (1856-1939), Une difficulté de la psychanalyse (1917).
Freud (1856-1939), le Moi n'est pas maître dans sa propre maison
L’homme, quelque rabaissé qu’il soit au-dehors, se sent souverain dans sa propre âme. Il s’est forgé quelque part, au cœur de son moi, un organe de contrôle qui surveille si ses propres émotions et ses propres actions sont conformes à ses exigences. Ne le sont-elles pas, les voilà impitoyablement inhibées et reprises. La perception intérieure, la conscience, rend compte au moi de tous les processus importants qui ont lieu dans l’appareil psychique, et la volonté, guidée par ces renseignements, exécute ce qui est ordonné par le moi, corrigeant ce qui voudrait se réaliser de manière indépendante [...].
Dans certaines maladies, et, de fait, justement dans les névroses, que nous étudions, il en est autrement. Le moi se sent mal à l’aise, il touche aux limites de sa puissance en sa propre maison, l’âme. Des pensées surgissent subitement dont on ne sait d’où elles viennent ; on n’est pas non plus capable de les chasser. Ces hôtes étrangers semblent même être plus forts que ceux qui sont soumis au moi ; ils résistent à toutes les forces de la volonté qui ont déjà fait leurs preuves, restent insensibles à une réfutation logique, ils ne sont pas touchés par l’affirmation contraire de la réalité.
La psychanalyse entreprend d’élucider ces cas morbides inquiétants, elle organise de longues et minutieuses recherches, elle se forge des notions de secours et des constructions scientifiques, et, finalement, peut dire au moi : « Il n’y a rien d’étrangerqui se soit introduit en toi, c’est une part de ta propre vie psychique qui s’est soustraite à ta connaissance et à la maîtrise de ton vouloir. C’est d’ailleurs pourquoi tu es si faible dans ta défense ; tu luttes avec une partie de ta force contre l’autre partie, tu ne peux pas rassembler toute ta force ainsi que tu le ferais contre un ennemi extérieur.[...]
La faute, je dois le dire, en revient à toi. Tu as trop présumé de ta force lorsque tu as cru pouvoir disposer à ton gré de tes instincts sexuels et n’être pas obligé de tenir compte le moins du monde de leurs aspirations. Ils se sont alors révoltés et ont suivi leurs propres voies obscures afin de se soustraire à la répression, ils ont conquis leur droit d’une manière qui ne pouvait plus te convenir. [...]
Le psychique ne coïncide pas en toi avec le conscient : qu’une chose se passe dans ton âme ou que tu en sois de plus averti, voilà qui n’est pas la même chose [...]. Qui pourrait, même lorsque tu n’es pas malade, estimer tout ce qui se meut dans ton âme dont tu ne sais rien ou sur quoi tu es faussement renseigné ? Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d’abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. »
C’est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. Mais les deux clartés qu’elle nous apporte : savoir, que la vie instinctive de la sexualité ne saurait être complètement domptée en nous et que les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients, et ne deviennent accessibles et subordonnés au moi que par une perception incomplète et incertaine, équivalent à affirmer que le moi n’est pas maître dans sa propre maison.
Sigmund Freud (1856-1939), Une difficulté de la psychanalyse, Essais de psychanalyse appliquée (1917).
Freud (1856-1939), les trois maîtres du Moi
Un proverbe met en garde de servir deux maîtres à la fois. Le pauvre moi est dans une situation encore pire, il sert trois maîtres sévères, il s’efforce de concilier leurs revendications et leurs exigences. Ces revendications divergent toujours, paraissent souvent incompatibles, il n’est pas étonnant que le moi échoue si souvent dans sa tâche. Les trois despotes sont le monde extérieur, le surmoi et le ça. Quand on suit les efforts du moi pour les satisfaire tous en même temps, plus exactement pour leur obéir en même temps, on ne peut regretter d’avoir personnifié ce moi, de l’avoir présenté comme un être particulier. Il se sent entravé de trois côtés, menacé par trois sortes de dangers auxquels il réagit, en cas de détresse, par un développement d’angoisse. De par son origine qui provient des expériences du système de perception, il est destiné à représenter les exigences du monde extérieur mais il veut être aussi le fidèle serviteur du ça, rester en bons termes avec lui, se recommander à lui comme objet, attirer sur lui sa libido. Dans son effort de médiation entre le ça et la réalité, il est souvent contraint de revêtir les ordres inconscients du ça avec ses rationalisations préconscientes, de camoufler les conflits du ça avec la réalité, de faire accroire, avec une insincérité diplomatique, qu’il tient compte de la réalité, même si le ça est resté rigide et intraitable. D’autre part, il est observé pas à pas par le rigoureux surmoi qui lui impose certaines normes de son comportement, sans tenir compte des difficultés provenant du ça et du monde extérieur, et qui, au cas où elles ne sont pas respectées, le punit par les sentiments de tension que constitue l’infériorité ou la conscience de la culpabilité. Ainsi, poussé par le ça, entravé par le surmoi, rejeté par la réalité, le moi lutte pour venir à bout de sa tâche économique, qui consiste à établir l’harmonie parmi les forces et les influences qui agissent en lui et sur lui, et nous comprenons pourquoi nous ne pouvons très souvent réprimer l’exclamation : « La vie n’est pas facile ! »
Sigmund Freud (1856-1939), « La décomposition de la personnalité psychique », Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse (1932).
Bergson (1859-1941), la conscience n'est pas tout notre psychisme
(...) Notre répugnance à concevoir des états psychologiques inconscients vient surtout de ce que nous tenons la conscience pour la propriété essentielle des états psychologiques, de sorte qu’un état psychologique ne pourrait cesser d’être conscient, semble-t-il, sans cesser d’exister. Mais si la conscience n’est que la marque caractéristique du présent, c’est-à-dire de l’actuellement vécu, c’est-à-dire enfin de l’agissant, alors ce qui n’agit pas pourra cesser d’appartenir à la conscience sans cesser nécessairement d’exister en quelque manière. En d’autres termes, dans le domaine psychologique, conscience ne serait pas synonyme d’existence, mais seulement d’action réelle ou d’efficacité immédiate, et l’extension de ce terme se trouvant ainsi limitée, on aurait moins de peine à se représenter un état psychologique inconscient, c’est-à-dire, en somme, impuissant. Quelque idée qu’on se fasse de la conscience en soi, telle qu’elle apparaîtrait si elle s’exerçait sans entraves, on ne saurait contester que, chez un être qui accomplit des fonctions corporelles, la conscience ait surtout pour rôle de présider à l’action et d’éclairer un choix. Elle projette donc sa lumière sur les antécédents immédiats de la décision et sur tous ceux des souvenirs passés qui peuvent s’organiser utilement avec eux ; le reste demeure dans l’ombre.
Henri Bergson (1859-1941), Matière et mémoire (1896).
Bergson (1859-1941), le cerveau comme machine à refouler
En réalité, le passé se conserve de lui-même, automatiquement. Tout entier, sans doute, il nous suit à tout instant : ce que nous avons senti, pensé, voulu depuis notre première enfance est là, penché sur le présent qui va s’y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors. Le mécanisme cérébral est précisément fait pour en refouler la presque totalité dans l’inconscient et pour n’introduire dans la conscience que ce qui est de nature à éclairer la situation présente, à aider l’action qui se prépare, à donner enfin un travail utile. Tout au plus des souvenirs de luxe arrivent-ils, par la porte entrebâillée, à passer en contrebande. Ceux-là, messagers de l’inconscient, nous avertissent de ce que nous traînons derrière nous sans le savoir. Mais, lors même que nous n’en aurions pas l’idée distincte, nous sentirions vaguement que notre passé nous reste présent. Que sommes-nous en effet, qu’est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l’histoire que nous avons vécue depuis notre naissance ?
Henri Bergson (1859-1941), L’Évolution créatrice (1907).
Alain (1868-1951), le mauvais ange freudien : monstre tapi
Il y a de la difficulté sur le terme d’inconscient. Le principal est de comprendre comment la psychologie a imaginé ce personnage mythologique. Il est clair que le mécanisme échappe à la conscience, et lui fournit des résultats (par exemple, j’ai peur) sans aucune notion des causes. En ce sens la nature humaine est inconsciente autant que l’instinct animal et par les mêmes causes. On ne dit point que l’instinct est inconscient, Pourquoi ? Parce qu’il n’y a point de conscience animale devant laquelle l’instinct produise ses effets. L’inconscient est un effet de contraste dans la conscience. On dit à un anxieux : « Vous avez peur », ce dont il n’a même pas l’idée ; il sent alors en lui un autre être qui est bien lui et qu’il trouve tout fait. Un caractère, en ce sens, est inconscient. Un homme regarde s’il tremble afin de savoir s’il a peur. Ajax, dans l’Iliade, se dit : « Voilà mes jambes qui me poussent ! Sûrement un dieu me conduit ! » Si je ne crois pas à un tel dieu, il faut alors que je croie à un monstre caché en moi. En fait l’homme s’habitue à avoir un corps et des instincts. Le psychiatre contrarie cette heureuse disposition ; il invente le monstre ; il le révèle à celui qui en est habité. Le freudisme, si fameux, est un art d’inventer en chaque homme un animal redoutable, d’après des signes tout à fait ordinaires ; les rêves sont de tels signes ; les hommes ont toujours interprété leurs rêves, d’où un symbolisme facile. Freud se plaisait à montrer que ce symbolisme facile nous trompe et que nos symboles sont tout ce qu'il y a d’indirect. Les choses du sexe échappent évidemment à la volonté et à la prévision ; ce sont des crimes de soi, auxquels on assiste. On devine par là que ce genre d’instinct offrait une riche interprétation. L’homme est obscur à lui-même ; cela est à savoir. Seulement il faut éviter ici plusieurs erreurs que fonde le terme d’inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que l’inconscient est un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu’il n’y a point de pensées en nous sinon par l’unique sujet, Je ; cette remarque est d’ordre moral. Il ne faut point se dire qu’en rêvant on se met à penser. Il faut savoir que la pensée est volontaire ; tel est le principe des remords : « Tu l’as bien voulu ! » On dissoudrait ces fantômes en se disant simplement que tout ce qui n’est point pensée est mécanisme, ou encore mieux, que ce qui n’est point pensée est corps, c’est-à-dire chose soumise à ma volonté ; chose dont je réponds. Tel est le principe du scrupule. Un moraliste comme Lagneau n’a pas bonne opinion de son corps, et il réforme son corps par volonté en domptant le geste et l’émotion. Il se dit : « Ce n’est rien ; c’est un frémissement d’esprits animaux, à quoi je ne consentirai point ».
L’inconscient est donc une manière de donner dignité à son propre corps ; de le traiter comme un semblable ; comme un esclave reçu en héritage et dont il faut s’arranger. L’inconscient est une méprise sur le Moi, c’est une idolâtrie du corps. On a peur de son inconscient ; là se trouve logée la faute capitale. Un autre Moi me conduit qui me connaît et que je connais mal. L’hérédité est un fantôme du même genre. « Voilà mon père qui se réveille ; voilà celui qui me conduit. Je suis par lui possédé ». Tel est le texte des affreux remords de l’enfance ; de l’enfance, qui ne peut porter ce fardeau ; de l’enfance, qui ne peut jurer ni promettre ; de l’enfance, qui n’a pas foi en soi, mais au contraire terreur de soi. On s’amuse à faire le fou. Tel est ce jeu dangereux. On voit que toute l’erreur ici consiste à gonfler un terme technique, qui n’est qu’un genre de folie. La vertu de l’enfance est une simplicité qui fuit de telles pensées, qui se fie à l’ange gardien, à l’esprit du père ; le génie de l’enfance, c’est de se fier à l’esprit du père par une piété rétrospective, « Qu’aurait fait le père ? Qu’aurait-il dit ? » Telle est la prière de l’enfance. Encore faut-il apprendre à ne pas trop croire à cette hérédité, qui est un type d’idée creuse ; c’est croire qu’une même vie va recommencer. Au contraire, vertu, c’est se dépouiller de cette vie prétendue, c’est partir de zéro. « Rien ne m’engage »; « Rien ne me force ». « Je pense, donc je suis ». Cette démarche est un recommencement. Je veux ce que je pense et rien de plus. La plus ancienne forme d’idolâtrie, nous la tenons ici; c’est le culte de l’ancêtre, mais non purifié par l’amour. « Ce qu’il méritait d’être, moi je le serai ». Telle est la piété filiale.
Alain (1868-1951), Éléments de philosophie, livre II chapitre XVI, note (1916).
Alain (1868-1951), l'erreur de Freud sur les pensées mêmes
Dans les disputes sur l’inconscient, où, contre toutes les autorités établies et reconnues, je ne cède jamais un pouce de terrain, il y a plus qu’une question de mots. Qu’un mécanisme semblable à l’instinct des bêtes, nous fasse souvent parler et agir, et par suite penser, cela est connu, et hors de discussion. Mais il s’agit de savoir si ce qui sort ainsi de mes entrailles, sans que je l’aie composé ni délibéré, est une sorte d’oracle, c’est-à-dire une pensée venant des profondeurs ; ou si je dois plutôt le prendre comme un mouvement de nature, qui n’a pas plus de sens que le mouvement des feuillages dans le vent, Vieille question ; faut-il interroger le chêne de Dodone, ou les entrailles des animaux expirants ? Ou bien, encore, faut-il consulter la Pythie, folle par état et par système, et essayer de lire tous les signes qu’elle nous jette par ses mouvements et par sa voix ? Enfin suis-je moi-même à moi-même Pythie ou chêne de Dodone ?
Par ma structure d’homme tous mes mouvements sont des signes, et tous mes cris sont des sortes de mots. Dois-je croire que tout cela a un sens, et traduit à moi-même mes propres pensées, pour moi secrètes, de moi séparées, et qui vivent, s’élaborent, se conservent dans mes profondeurs ? Je suis naturellement porté à le croire ; toutes les passions se nourrissent des signes qu’elles font. Observez quelque échange de reproches ou d’injures ; tout y est improvisé, tout dépasse le but ; d’avance, et examinant ces folles affirmations, si on l’avait pu, on les aurait refusées ; mais quand on les a lancées, quand on les a entendues de ses pro-pres oreilles, on y croit ; encore mieux lorsque l’on pense aux ripostes. Il n’est rien de plus commun que de prendre pour sa propre pensée ce qu’on a dit d’abord sans y penser ; c’est bientôt fait.
C’est bientôt fait de croire qu'un mouvement d’inquiétude, de répulsion, d’horreur, est une pensée. Nous nommons pressentiments ces pensées que nous admirons après coup ; et nous les admirons parce qu’elles se sont trouvées vérifiées. Naïveté des passions, chacun y est pris. Il n’est pourtant pas étonnant qu’un homme vous soit ennemi dans la suite, si de premier mouvement vous le prenez comme devant être tel. Les messages volent, et sont aus-sitôt compris. Ainsi ce qui n’était peut-être que fatigue, petite fièvre, ou mal d’estomac, de-vient à vos propres yeux votre chère et première pensée. Si donc quelqu’un veut me persua-der que mes moindres paroles et les moindres signes que je produis involontairement sont mes pensées, il y réussira toujours ; car ces pensées je les formerai aussitôt et je les aurai. Ce n’est rien d’autre que penser, comme disait Descartes, selon l’ordre des affections du corps ; c’est se livrer aux passions. En tous les penseurs prétendus, qui tiennent pour l’inconscient, ou le subconscient, et autres fantômes mythologiques, je remarque cette complaisance à eux-mêmes.
Où est pourtant la faute, la vraie faute, la faute de doctrine ? C’est une erreur sur les pensées mêmes, que l’on croit conserver en soi comme des poissons dans les profondeurs, qu’on reverra, qui auront grossi ; ou comme des algues recouvertes d’une eau opaque, qui grandissent et se nourrissent, et que quelque coup de mer jettera sur la plage. Ce thème est inépuisable. Il est faux en ceci que nos pensées hors de notre extrême attention ne sont rien ; elles périssent, bien loin de croître et de prospérer ; il n’en reste que le squelette, ou, si l’on veut, la coquille, c’est-à-dire les mots ; et les mots, même conservés, même jurés, même arrivant en bon ordre, sont stupides sans le jugement qui les démonte et les reconstruit. Ces remarques voudraient un long développement. C’est assez que le lecteur sache pourquoi sans hésiter, devant des thèses cent fois applaudies, et assurées d’être irréfutables, je prends tou-jours l’autre parti. L’autre parti est un parti de santé. Le fou se croit lui-même ; avertissement pour l’homme moyen de ne pas se croire, et, s’il profère un juron, de se bien garder d’y chercher un sens.
Mais suivez cette idée ; on pourrait trouver un sens dans un juron. Un juron, c’est souvent une malédiction. Il faut suivre ici Descartes, et savoir que la fabrique de notre corps peut produire des suites de paroles et de gestes par le simple jeu de l’excitation et de la fatigue, jointes aux innombrables coutumes, qui sont comme des sentiers dans nos nerfs et dans nos muscles. D’où il faut refuser que de tels mouvements signifient des pensées ; c’est la même chose que de refuser d’interpréter ses propres rêves ; mais plutôt rejeter au mécanisme de la nature ces prétendues pensées, qui ne sont que des rencontres de signes. Et certes l’on n’y peut pas toujours parvenir ; car nous sommes bien fous dans les passions, et bien loin de nous croire fous. Mais quel beau mouvement d’arrêt lorsque nous jugeons ce mécanisme comme vide de toute pensée. C’est le moment du rire ; c’est le plus beau moment du rire. Et au contraire quand vient le sondeur d’âme et l’interprète des songes, qui me tient sous son regard noir, et me condamne à avoir pensé tout ce que j’ai dit, alors c’est fini de rire.
Alain (1868-1951), Sentiments, passions et sens, XXXV (1926)
Sartre (1905-1980), l'inconscient freudien est une contradiction flagrante
L’interprétation psychanalytique conçoit le phénomène conscient comme la réalisation symbolique d’un désir refoulé par la censure. Notons que pour la conscience ce désir n’est pas impliqué dans sa réalisation symbolique. Pour autant qu’il existe par et dans notre conscience il est uniquement ce pour quoi il se donne : émotion, désir de sommeil, vol, phobie du laurier, etc. S’il en était autrement et si nous avions quelque conscience même implicite de notre véritable désir, nous serions de mauvaise foi et le psychanalyste ne l’entend pas ainsi. Il en résulte que la signification de notre comportement conscient est entièrement extérieure à ce comportement lui-même, ou, si l’on préfère, le signifié est entièrement coupé du signifiant. Ce comportement du sujet est en lui-même ce qu’il est (si nous appelons « en lui-même », ce qu’il est pour soi) mais il est possible de le déchiffrer par des techniques appropriées, comme on déchiffre un langage décrit. En un mot le fait conscient est par rapport au signifié comme une chose, effet d’un certain événement, est par rapport à cet événement : par exemple comme les vestiges d’un feu allumé dans la montagne sont par rapport aux êtres humains qui ont allumé ce feu. Les présences humaines ne sont pas contenues dans les cendres qui demeurent. Elles y sont liées par un rapport de causalité : le rapport est externe, les vestiges du foyer sont passifs par rapport à cette relation causale comme tout effet par rapport à sa cause. Une conscience qui n’aurait pas acquis les connaissances techniques nécessaires ne pourrait pas saisir ces vestiges comme signes. En même temps ces vestiges sont ce qu’ils sont, c’est-à-dire qu’ils existent en soi en dehors de toute interprétation signifiante : ils sont des morceaux de bois à demi calcinés, voilà tout. Pouvons-nous admettre qu’un fait de conscience puisse être comme une chose par rapport à sa signification, c’est-à-dire la recevoir du dehors comme une qualité extérieure – comme c’est une qualité extérieure pour le bois brûlé d’avoir été brûlé par des hommes qui voulaient se réchauffer ? Il semble que d’abord le premier résultat d’une semblable interprétation est de constituer la conscience en chose par rapport au signifié, c’est admettre que la conscience se constitue en signification sans être consciente de la signification qu’elle constitue. Il y a là une contradiction flagrante, à moins que l’on ne considère la conscience comme un existant du même type qu'une pierre ou qu’une bâche. Mais dans ce cas il faut entièrement renoncer au cogito cartésien et faire de la conscience un phénomène secondaire et passif. Pour autant que la conscience se fait, elle n’est jamais rien que ce qu’elle s’apparaît. Si donc elle possède une signification, elle doit la contenir en elle comme structure de conscience. Cela ne veut point dire que cette signification doive être parfaitement explicite. Il y a bien des degrés possibles de condensation et de clarté. Cela veut dire seulement que nous ne devons pas interroger la conscience du dehors, comme on interroge les vestiges du foyer ou le campement, mais du dedans, qu’on doit chercher en elle la signification. La conscience, si le cogito doit être possible, est elle-même, le fait, la signification et le signifié.
Jean-Paul Sartre (1905-1980), Esquisse d’une théorie des émotions (1939).
Sartre (1905-1980), la mauvaise foi
Comment donc le mensonge peut-il subsister si la dualité qui le conditionne est supprimée ? À cette difficulté s’en ajoute une autre qui dérive de la totale translucidité de la conscience. Celui qui s’affecte de mauvaise foi doit avoir conscience (de) sa mauvaise foi puisque l’être de la conscience est conscience d’être. Il semble donc que je doive être de bonne foi au moins en ceci que je suis conscient de ma mauvaise foi. Mais alors tout ce système psychique s’anéantit. On conviendra, en effet, que si j’essaie délibérément et cyniquement de me mentir, j’échoue complètement dans cette entreprise, le mensonge recule et s’effondre sous le regard ; il est ruiné, par-derrière, par la conscience même de me mentir qui se constitue impitoyablement en deçà de mon projet comme sa condition même. II y a là un phénomène évanescent, qui n’existe que dans et par sa propre distinction. Certes, ces phénomènes sont fréquents et nous verrons qu’il y a en effet une « évanescence » de la mauvaise foi, il est évident qu’elle oscille perpétuellement entre la bonne foi et le cynisme. Toutefois, si l’existence de la mauvaise foi est fort précaire, si elle appartient à ce genre de structures psychiques qu’on pourrait appeler « métastables », elle n’en présente pas moins une forme autonome et durable ; elle peut même être l’aspect normal de la vie pour un très grand nombre de personnes. On peut vivre dans la mauvaise foi, ce qui ne veut pas dire qu’on n’ait de brusques réveils de cynisme ou de bonne foi, mais ce qui implique un style de vie constant et particulier. Notre embarras semble donc extrême puisque nous ne pouvons ni rejeter ni comprendre la mauvaise foi.
Pour échapper à ces difficultés, on recourt volontiers à l’inconscient. Dans l’interprétation psychanalytique, par exemple, on utilisera l’hypothèse d’une censure, conçue comme une ligne de démarcation avec douane, services de passeports, contrôle des devises, etc., pour rétablir la dualité du trompeur et du trompé. L’instinct – ou si l’on préfère les tendances premières et les complexes de tendances constitués par notre histoire individuelle – figure ici la réalité. Il n’est ni vrai ni faux puisqu’il n’existe pas pour soi. Il est simplement, tout juste comme cette table qui n’est ni vraie ni fausse en soi mais simplement réelle. Quant aux symbolisations conscientes de l’instinct, elles ne doivent pas être prises pour des apparences mais pour des faits psychiques réels. La phobie, le lapsus, le rêve existent réellement à titre de faits de conscience concrets, de la même façon que les paroles et les attitudes du menteur sont des conduites concrètes et réellement existantes. Simplement le sujet est devant ces phénomènes comme le trompé devant les conduites du trompeur. Il les constate dans leur réalité et doit les interpréter. Il y a une vérité des conduites du trompeur : si le trompé pouvait les rattacher à la situation où se trouve le trompeur et à son projet de mensonge, elles deviendraient parties intégrantes de la vérité, à titre de conduites mensongères. Pareillement, il y a une vérité des actes symboliques – c’est celle que découvre le psychanalyste lorsqu’il les rattache à la situation historique du malade, aux complexes inconscients qu’ils expriment, au barrage de la censure. Ainsi, le sujet se trompe sur le sens de ses conduites, ou les saisit dans leur existence concrète mais non pas dans leur vérité, faute de pouvoir les dériver d’une si-tuation première et d’une constitution psychique qui lui demeurent étrangères. C’est qu’en effet, par la distinction du « ça » et du « moi », Freud a scindé en deux la masse psychique. Je suis moi, mais je ne suis pas ça. Je n’ai point de position privilégiée par rapport à mon psychisme non conscient. Je suis mes propres phénomènes psychiques, en tant que je les constate dans leur réalité consciente : par exemple, je suis cette impulsion à voler tel ou tel livre à cet étalage, je fais corps avec elle, je l’éclaire et je me détermine en fonction d’elle à commettre le vol. Mais je ne suis pas ces faits psychiques, en tant que je les reçois passivement et que je suis obligé de faire des hypothèses sur leur origine et leur véritable signification, tout juste comme le savant fait des conjectures sur la nature et l’essence d’un phénomène extérieur : ce vol, par exemple, que j’interprète comme une impulsion immédiate déterminée par la rareté, l’intérêt ou le prix du volume que je vais dérober, il est en vérité un processus dérivé d’autopunition qui se rattache plus ou moins directement à un complexe d’Œdipe. Il y a donc une vérité de l’impulsion au vol, qui ne peut être atteinte que par des hypothèses plus ou moins probables. Le critère de cette vérité ce sera l’étendue des faits psychiques conscients qu’elle explique ; ce sera aussi, d’un point de vue plus pragmatique, la réussite de la cure psychiatrique qu’elle permet. Finalement, la découverte de cette vérité nécessitera le concours du psychanalyste, qui apparaît comme le médiateur entre mes tendances inconscientes et ma vie consciente. Autrui apparaît comme pouvant seul effectuer la synthèse entre la thèse inconsciente et l’antithèse consciente. Je ne puis me connaître que par l’intermédiaire d’autrui, ce qui veut dire que je suis par rapport à mon « ça » dans la position d’autrui. [...] la censure, pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu’elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d’admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter. D’où viendrait, autrement, qu’elle laisse passer les impulsions sexuelles licites, qu’elle tolère que les besoins (faim, soif, sommeil) s’expriment dans la claire conscience ? Et comment expliquer qu’elle peut relâcher sa surveillance, qu’elle peut même être trompée par les déguisements de l’instinct ? Mais il ne suffit pas qu’elle discerne les tendances maudites, il faut encore qu’elle les saisisse comme à refouler, ce qui implique chez elle à tout le moins une représentation de sa propre activité. En un mot, comment la censure discernerait-elle les impulsions refoulables sans avoir conscience de les discerner ? Peut-on concevoir un savoir qui serait ignorance de soi ? Savoir, c’est savoir qu’on sait, disait Alain. Disons plutôt : tout savoir est conscience de savoir. Ainsi les résistances du malade impliquent au niveau de la censure une représentation du refoulé entant que tel, une compréhension du but vers quoi tendent les questions du psychanalyste et un acte de liaison synthétique [au cours de la cure psychanalytique, le malade mettrait en relation (de façon forcément consciente selon Sartre) les représentations qu’il se fait de ce qu’il a refoulé et l’explication de ce refoulement vers laquelle le psychanalyste tenterait de l’orienter] par lequel elle compare la vérité du complexe refoulé à l’hypothèse psychanalytique qui le vise. Et ces différentes opérations à leur tour impliquent que la censure est conscience (de) soi. Mais de quel type peut être la conscience (de) soi de la censure ? Il faut qu’elle soit conscience (d’)être conscience de la tendance à refouler, mais précisément pour n’en être pas conscience. Qu’est-ce à dire sinon que la censure doit être de mauvaise foi ? La psychanalyse ne nous a rien fait gagner puisque, pour supprimer la mauvaise foi, elle a établi entre l’inconscient et la conscience une conscience autonome et de mauvaise foi. C’est que ses efforts pour établir une véritable dualité – et même une trinité (Es, Ich, Über-Ich s’exprimant par la censure) – n’ont abouti qu’à une terminologie verbale.
Jean-Paul Sartre (1905-1980), L’Être et le Néant (1943), chapitre II, la mauvaise foi.
Popper (1902-1994), la psychanalyse est une pseudo-science
J’avais remarqué que ceux de mes amis qui s’étaient faits les adeptes de Marx, Freud et Adler1 étaient sensibles à un certain nombre de traits communs aux trois théories, et tout particulièrement à leur pouvoir explicatif apparent. Celles-ci semblaient aptes à rendre compte de la quasi-totalité des phénomènes qui se produisaient dans leurs domaines d’attribution respectifs. L’étude de l’une quelconque de ces théories paraissait agir à la manière d’une conversion, d’une révélation intellectuelle, exposant aux regards une vérité neuve qui demeurait cachée pour ceux qui n’étaient pas encore initiés. Dès lors qu’on avait les yeux dessillés2, partout l’on apercevait des confirmations : l’univers abondait en vérifications de la théorie [...] Les analystes freudiens insistaient sur le fait que leurs théories se trouvaient continuellement vérifiées par leurs « observations cliniques ». Quant à Adler, une expérience qu’il m’a été donné de faire m’a vivement marqué. Je lui rapportai, en 1919, un cas qui ne me semblait pas particulièrement adlérien, mais qu’il n’eut aucune difficulté à analyser à l’aide de sa théorie des sentiments d’infériorité, sans même avoir vu l’enfant. Quelque peu choqué, je lui demandai comment il pouvait être si affirmatif. Il me répondit : « grâce aux mille facettes de mon expérience » ; alors je ne pus m’empêcher de rétorquer : « avec ce nouveau cas, je présume que votre expérience en comporte désormais mille et une... »
Ce qui me préoccupait, c’était que ses observations antérieures risquaient de n’être pas plus fondées que cette nouvelle observation, que chacune d’elles avait été interprétée à la lumière de l’« expérience antérieure », mais comptait en même temps comme une confirmation supplémentaire. Que confirmait en réalité l’observation ? Rien de plus que le fait qu’un cas peut être interprété à la lumière de la théorie.
Or je remarquai que cela n’avait pas grand sens, étant donné que tous les cas imaginables pouvaient recevoir une interprétation dans le cadre de la théorie adlérienne ou, tout aussi bien, dans le cadre freudien. J’illustrerai ceci à l’aide de deux exemples, très différents, de comportement : celui de quelqu’un qui pousse à l’eau un enfant dans l’intention de le noyer, et celui d’un individu qui ferait le sacrifice de sa vie pour tenter de sauver l’enfant. On peut rendre compte de ces deux cas, avec une égale facilité, en faisant appel à une explication de type freudien ou de type adlérien. Pour Freud, le premier individu souffre d’un refoulement (affectant, par exemple, l’une des composantes de son complexe d’Œdipe), tandis que, chez le second, la sublimation est réussie. Selon Adler, le premier souffre de sentiments d’infériorité (qui font peut-être naître en lui le besoin de se prouver à lui-même qu’il peut oser commettre un crime), tout comme le second (qui éprouve le besoin de se prouver qu’il ose sauver l’enfant).
Je ne suis pas parvenu à trouver de comportement humain qui ne se laisse interpréter selon l’une et l’autre de ces théories. Or c’est précisément cette propriété – la théorie opérait dans tous les cas et se trouvait toujours confirmée – qui constituait, aux yeux des admirateurs de Freud et d’Adler, l’argument le plus convaincant en faveur de leurs théories. Et je commençais à soupçonner que cette force apparente représentait en réalité leur point faible.
Karl R. Popper (1902-1994), La Science : conjectures et réfutations, in Conjectures et Réfutations (1953).
1. Adler (1870-1937), disciple dissident de Freud. Il modifie très fortement la théorie freudienne en remettant en cause les concepts de refoulement et de libido pour les remplacer par l’analyse des sentiments d’infériorité et de supériorité, au cœur selon lui des névroses. 2. Avoir les yeux dessillés, c’est prendre conscience de la vérité.
Dolto (1908-1988), la seconde topique freudienne
Nous allons donner une brève description de la personnalité, mais n’oublions pas qu’il s’agit d’un schéma artificiel et commode pour l’étude, et gardons-nous de voir des compartiments étanches et des entités réelles. On distingue le Ça, le Moi et le Sur-Moi. ––> Le Ça. Source des pulsions, force libidinale aveugle qui, à la manière d’un fleuve, doit trouver à s’écouler. La libido étant à la sexualité ce que la faim est à la nutrition. ––> Le Moi. Siège des satisfactions et des malaises conscients. Noyau limité, organisé, cohé-rent et lucide de la personnalité. C’est par son intermédiaire que le Ça entre en contact avec le monde extérieur. Tampon entre le Ça et le monde extérieur d’abord, puis, à partir de 6-7 ans, entre le Ça et le Sur-Moi. ––> Le Sur-Moi. Sorte de mentor formé par l’intégration des expériences, permises et défen-dues, comme elles ont été vécues dans les premières années. Siège d’une force inhibitrice qui joue aveuglément elle aussi, le Sur-Moi est incapable d’évoluer sensiblement de lui-même après 8 ans, même si les circonstances de la vie modifient totalement les exigences du monde extérieur. Quand nous disons que le Ça et le Sur-Moi sont le siège de forces aveugles, nous voulons dire que leur fonctionnement est inconscient. Le Moi n’est d’ailleurs qu’en partie conscient. [...] ce n’est que dans les premières années de la vie que les pulsions se heurtent au monde extérieur; les interdictions auxquelles elles se heurteront au bout des premières expériences auront vite fait d’envahir la personnalité même du sujet (le Sur-Moi). Une comparaison classique nous fera comprendre la formation du Sur-Moi. On met des poissons dans un bocal et l’on sépare un jour le bocal en deux par une plaque de verre transparente. Les poissons enfermés dans chacun des deux compartiments du bocal tentent vainement de traverser le mur transparent, et s’y heurtent, sans cesse ; jusqu’au jour où ils agissent « comme s’ils n’avaient plus envie » de sortir du compartiment qui leur est réservé. Ils ne se heurtent jamais plus alors à la cloison de verre et si, au bout de quelques semaines, on retire la cloison, on constate que les poissons continuent à se comporter « comme si elle existait toujours » ; l’interdiction est devenue « intérieure », elle fait partie de « la personnalité » de ces poissons. C’est ainsi qu’agit le Sur-Moi. Il assimile les interdictions du monde extérieur, afin d’éviter les déconvenues ; mais une fois formé, le Sur-Moi est rigide. Grâce à lui les pulsions sont entravées spontanément, avant même d’être conscientes, dès qu’elles suscitent une réso-nance associative de celles qui, lors des premières expériences de l’enfant, avaient entraîné de la part du monde extérieur une répression suivie d’angoisse. Voilà le mécanisme inhibiteur auquel on donne le nom de refoulement. On voit que c’est un processus intérieur.
Françoise Dolto (1908-1988), Psychanalyse et Pédiatrie (1989).
Searle (1932-), l'incohérence freudienne
Selon moi, à l’intérieur de notre crâne, il y a une masse de neurones logés dans des cellules gliales et il arrive que ce système vaste et complexe soit conscient. La conscience est causée par le comportement d’éléments de niveau inférieur, sans doute à des niveaux neuronaux, synaptiques ainsi qu’au niveau de l’organisation médullaire ; et, comme telle, c’est une caractéristique de niveau supérieur du système tout entier. Je n’ai pas l’intention de prétendre qu’il y ait quoi que ce soit de simple dans la conscience ou dans la neurophysiologie. Toutes deux me paraissent d’une immense complexité, et la conscience, en particulier, se présente sous la forme de toute une variété de modalités : perception, émotion, pensée, douleur, etc. Mais selon moi, c’est tout ce qui se passe à l’intérieur du cerveau : des processus neurophysiologiques et de la conscience. Si l’on suit mon analyse, parler de l’esprit inconscient c’est simplement parler des capacités causales qu’a la neurophysiologie de causer des états conscients et du comportement conscient. Voilà pour ma thèse. Qu’en est-il de celle de Freud ? Là où moi je considère que les vraies attributions de vie mentale inconsciente correspondent à une ontologie neurophysiologique objective – mais décrite en termes de la capacité qu’elle a de causer des phénomènes mentaux subjectifs conscients –, Freud considère que ces attributions correspondent à des états mentaux qui existent comme tels ici ou là. En d’autres termes, Freud pense que nos états mentaux inconscients existent à la fois comme états inconscients et comme des états intentionnels intrinsèques occurrents même quand ils sont inconscients. Leur ontologie est celle du mental, même quand ils sont inconscients. Peut-il rendre cette image cohérente ? Voici ce qu’il dit : tous les états mentaux sont « en eux-mêmes inconscients ». Et les faire venir à la conscience c’est simplement comme percevoir un objet. La distinction entre états mentaux conscients et inconscients n’est pas une distinction entre deux sortes d’états mentaux, ni même une distinction entre deux modes d’existence différents d’états mentaux : il faut plutôt dire que tous les états mentaux sont en fait inconscients en eux-mêmes, et que ce que nous appelons « conscience » n’est qu’un mode de perception d’états qui sont inconscients dans leur mode d’existence. C’est comme si les états mentaux inconscients ressemblaient vraiment à des meubles dans le grenier du cerveau, et comme si les faire venir à la conscience consistait à monter au grenier et à braquer sur eux le projecteur de notre perception. Tout comme les meubles « en eux-mêmes » ne sont pas vus, les états mentaux « en eux-mêmes » sont inconscients. Il est possible que je comprenne Freud de travers, mais je n’arrive pas à trouver ou à inventer une interprétation cohérente de cette théorie. Même si nous laissons de côté les états de perception conscients et nous limitons aux états intentionnels propositionnels tels que les croyances et les désirs, il me semble que la théorie est incohérente à au moins deux égards. En premier lieu, je n’arrive pas à concilier ce que Freud dit de l’ontologie de l’inconscient avec ce que nous savons du cerveau, et en second lieu je ne parviens pas à formuler une version cohérente de l’analogie entre la perception et la conscience.
John R. Searle (1932-), La Redécouverte de l’esprit, (1992). L'inconscient : court texte Nietzsche, Le gai savoir, 354 La conscience n'est qu'un réseau de communications entre hommes ; c'est en cette seule qualité qu'elle a été forcée de se développer : l'homme qui vivait solitaire, en bête de proie, aurait pu s'en passer. Si nos actions, pensées, sentiments et mouvements parviennent - du moins en partie - à la surface de notre conscience, c'est le résultat d'une terrible nécessité qui a longtemps dominé l'homme, le plus menacé des animaux : il avait besoin de secours et de protection, il avait besoin de son semblable, il était obligé de savoir dire ce besoin, de savoir se rendre intelligible ; et pour tout cela, en premier lieu, il fallait qu'il eût une « conscience », qu'il « sût » lui-même ce qui lui manquait, qu'il « sût » ce qu'il sentait, qu'il « sût » ce qu'il pensait. Car comme toute créature vivante, l'homme pense constamment, mais il l'ignore. La pensée qui devient consciente ne représente que la partie la plus infime, disons la plus superficielle, la plus mauvaise, de tout ce qu'il pense : car il n'y a que cette pensée qui s'exprime en paroles, c'est-à-dire en signes d'échanges , ce qui révèle l'origine même de la conscience.
Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain. Nous avons toujours des objets qui frappent nos yeux ou nos oreilles, et par conséquent l'âme en est touchée aussi sans que nous y prenions garde : parce que notre attention est bandée à d'autres objets, jusqu'à ce que l'objet devienne assez fort pour l'attirer à soi en redoublant son action ou par quelque autre raison ; c'était comme un sommeil particulier à l'égard de cet objet-là, et ce sommeil devient général lorsque notre attention cesse à l'égard de tous les objets ensemble. [...] Toutes les impressions ont leur effet, mais tous les effets ne sont pas toujours notables : quand je me tourne d'un côté plutôt que d'un autre c'est bien souvent par un enchaînement de petites impressions dont je ne m'aperçois pas, et qui rendent un mouvement un peu plus malaisé que l'autre. Toutes nos actions délibérées sont des résultats d'un concours de petites perceptions, et même nos coutumes et passions, qui ont tant d'influence dans nos délibérations, en viennent ; car ces habitudes naissent peu à peu, et par conséquent, sans les petites perceptions, on ne viendrait pas à ces dispositions notables. [...] En un mot, c'est une grande source d'erreurs de croire qu'il n'y a aucune perception dans l'âme que celles dont on s'aperçoit.
Descartes, lettre à Chanut, 6 juin 1647, OPD Garnier, éd. Alquié, T. III, p. 741-42. Je passe maintenant à votre question, touchant les causes qui nous incitent souvent à aimer une personne plutôt qu'une autre, avant que nous en connaissions le mérite ; et j'en remarque deux, qui sont, l'une dans l'esprit, et l'autre dans le corps. Mais pour celle qui n'est que dans l'esprit, elle présuppose tant de choses touchant la nature de nos âmes, que je n'oserais entreprendre de les déduire dans une lettre. Je parlerai seulement de celle du corps. Elle consiste dans la disposition des parties de notre cerveau, soit que cette disposition ait été mise en lui par les objets des sens, soit par quelque autre cause. Car les obJets qui touchent nos sens meuvent par l'entremise des nerfs quelques parties de notre cerveau, et y font comme certains plis, qui se défont lorsque l'objet cesse d'agir ; mais la partie où ils ont été faits demeure par après disposée à être pliée derechef en la même façon par un autre objet qui ressemble en quelque chose au précèdent, encore qu'il ne lui ressemble pas en tout. Par exemple, lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l'impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l'amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j'y ai fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut,je n'en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous somrnes portés à aimer quelqu'un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu'il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c'est. Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection qu'un défaut, qui nous attire ainsi à l'amour ; toutefois, à cause que ce peut être quelquefois un défaut, comme en l'exemple que j'ai apporté, un homme sage ne se doit pas laisser entièrement aller à cette passion, avant que d'avoir considéré le mérite de la personne pour laquelle nous nous sentons émus. Mais, à cause que nous ne pouvons pas aimer également tous ceux en qui nous remarquons des mérites égaux, je crois que nous sommes seulement obligés de les estimer également ; et que, le principal bien de la vie étant d'avoir de l'amitié pour quelques-uns, nous avons raison de préférer ceux à qui nos inclinations secrètes nous joignent, pourvu que nous remarquions aussi en eux du mérite. Outre que, lorsque ces inclinations secrètes ont leur cause en l'esprit, et non dans le corps, je crois qu'elles doivent toujours être suivies ; et a marque principale qui les fait connaître, est que celles qui viennent de l'esprit sont réciproques, ce qui n'arrive pas souvent aux autres. Mais les preuves que j'ai de votre affection m'assurent si fort que l'inclination que j'ai pour vous est réciproque, qu'il faudrait que je fusse entièrement ingrat, et que je manquasse à toutes les règles que je crois devoir être observées en l'amitié, si je n'étais pas avec beaucoup de zèle, etc.
Alain, Eléments de philosophie
L'inconscient est une méprise sur le Moi, c'est une idolâtrie du corps. On a peur de son inconscient : là, se trouve logée la faute capitale. Un autre Moi me conduit qui me connaît et que je connais mal. L'hérédité est un fantôme du même genre. « Voilà mon père qui se réveille, voilà celui qui me conduit. Je suis par lui possédé ». Tel est le texte des affreux remords de l'enfance ; de l'enfance qui ne peut porter ce fardeau : de l'enfance qui n'a pas foi en soi, mais au contraire terreur de soi. On s'amuse à faire le fou. Tel est ce jeu dangereux. On voit que toute l'erreur ici consiste à gonfler un terme technique qui n'est qu'un genre de folie. La vertu de l'enfance est une simplicité qui fuit de telles pensées. qui se fie à l'ange gardien à l'esprit du père ; le génie de l'enfance. c'est de se fier à l'esprit du père par une piété rétrospective. « Qu'aurait fait le père, qu'aurait il dit ? »Telle est la prière de l'enfance. Encore faut-il apprendre à ne pas trop croire à cette hérédité, qui est un type d'idée creuse : c'est croire qu'une même vie va recommencer. Au contraire, vertu, c'est se dépouiller de cette vie prétendue, c'est partir de zéro. « Rien ne m'engage. » « Rien ne me force. » « Je pense, donc je suis. » Cette démarche est un recommencement. Je veux ce que je pense et rien de plus. La plus ancienne forme d'idolâtrie, nous la tenons ici : c'est le culte de l'ancêtre. mais non purifié par l'amour « Ce qu'il méritait d'être, moi je le serai. » Telle est la piété filiale.
Freud, Métapsychologie, Inconscient, paragraphe 1. On nous conteste de tous côtés le droit d'admettre un psychique inconscient et de travailler scientifiquement avec cette hypothèse. Nous pouvons répondre à cela que l'hypothèse de l'inconscient est nécessaire et légitime, et que nous possédons de multiples preuves de l'existence de l'inconscient. Elle est nécessaire, parce que les données de la conscience sont extrêmement lacunaires ; aussi bien chez l'homme sain que chez le malade, et il se produit fréquemment des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d'autres actes qui, eux, ne bénéficient pas du témoignage de la conscience. Ces actes ne sont pas seulement les actes manqués et les rêves, chez l'homme sain, et tout ce qu'on appelle symptômes psychiques et phénomènes compulsionnels chez le malade ; notre expérience quotidienne la plus personnelle nous met en présence d'idées qui nous viennent sans que nous en connaissions l'origine, et de résultats de pensée dont l'élaboration nous est demeurée cachée. Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu'il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d'actes psychiques ; mais ils s'ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés. Or, nous trouvons dans ce gain de sens et de cohérence une raison, pleinement justifiée, d'aller au-delà de l'expérience immédiate. Et s'il s'avère de plus que nous pouvons fonder sur l'hypothèse de l'inconscient une pratique couronnée de succès, par laquelle nous influençons, conformément à un but donné, le cours de processus conscients, nous aurons acquis, avec ce succès, une preuve incontestablement de l'existence de ce dont nous avons fait l'hypothèse. L'on doit donc se ranger à l'avis que ce n'est qu'au prix d'une prétention intenable que l'on peut exiger que tout ce qui se produit dans le domaine psychique doive aussi être connu de la conscience.