Crébillon, Les égarements du cœur et de l’esprit, 1736

Prosper Jolyot de Crébillon né au 32 rue Monge à Dijon le 13 janvier 1674 et mort à Paris le 17 juin 1762, est un auteur dramatique français.

« Crébillon, écrit d'Alembert, a montré la perversité humaine dans toute son atrocité [...] Il a cru remplir par ce moyen un des deux grands objets que les Grecs regardaient comme le but de la tragédie, la terreur [...] Ce but général et unique des pièces de Crébillon leur donne un ton de couleur sombre par lequel elles se ressemblent toutes [...] Elles sont encore semblables par les moyens que l’auteur emploie pour produire des situations théâtrales ; les reconnaissances surtout sont un de ceux dont il fait le plus fréquent usage : mais rendons-lui du moins la justice d’avouer qu’il en a fait l’usage le plus heureux [...] Crébillon n’a guère que des vers heureux, mais des vers que l’on retient malgré soi, des vers d’un caractère aussi fier qu’original, des vers enfin qui n’appartiennent qu’à lui, et dont l’âpreté mâle exprime, pour ainsi dire, la physionomie de l’auteur. Si les détails de la versification ne souffrent pas chez lui l’examen rigoureux, si la lecture de ses pièces est raboteuse et pénible, l’énergie de ses caractères et le coloris vigoureux de ses tableaux produiront toujours un grand effet au théâtre. »

''Une chose m'embarrasse, interrompis-je. Comment des personnes qui n'ont rien appris, ou se sont cru dans l'obligation de tout oublier, peuvent-elles se parler sans cesse ? Il faut nécessairement avoir l'esprit bien fécond pour soutenir, sans les ressources que fournissent les diverses connaissances, une conversation perpétuelle. Car enfin, je vois que dans le monde on ne tarit pas.

C'est qu'on n'y a pas de fonds à épuiser, répliqua-t-il. Vous avez remarqué qu'on ne tarissait point dans le monde, ne vous seriez-vous pas aperçu aussi qu'on s'y parle toujours sans se rien dire ; que quelques mots favoris, quelques tours précieux, quelques exclamations, de fades sourires, de petits airs fins, y tiennent lieu de tout ? Mais on y disserte sans cesse ! repris-je. Eh bien ! oui, répondit-il, on y disserte sans raisonner, et voilà ce qui fait le sublime du bon ton. Est-ce que l'on peut, sans s'appesantir, suivre une idée ? On peut la proposer, mais a-t-on jamais le temps de l'établir ? N'est-ce pas même blesser la bienséance que d'y songer ? Oui. La conversation, pour être vive, ne saurait être assez peu suivie. Il faut que quelqu'un qui parle guerre, se laisse interrompre par une femme qui veut parler sentiment ; que celle-ci, au milieu de toutes les idées que lui fait naître un sujet si noble, et qu'elle possède si bien, se taise pour écouter un couplet galamment obscène ; que celui, ou celle qui le chante, cède, au grand regret de tout le monde, la place à un fragment de morale, qu'on se hâte d'interrompre, pour ne rien perdre d'une histoire médisante, qui, quoique écoutée avec un extrême plaisir, bien ou mal contée, est coupée par des réflexions usées ou fausses, sur la musique ou la poésie, qui disparaissent peu à peu, et sont suivies par des idées politiques sur le gouvernement, que le récit de quelques coups singuliers arrivés au jeu, abrège dans le temps qu'on y compte le moins ; et qu'enfin un petit-maître, après avoir longtemps rêvé, traverse le cercle et dérange tout, pour aller dire à une femme qui est loin de lui, qu'elle n'a pas assez de rouge, ou qu'il la trouve belle comme un ange.''

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